Les Diapos de Cousumouche
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ligneh
De Ho Chi Minh Ville au mausolée de l’Oncle Ho
par la piste Ho Chi Minh

de Blaise Hofmann
mis en ligne le 17 octobre 2006
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Une série de hasards, ballotté comme en rêve, réagissant par l’impulsion, mû par la seule volonté de rejeter la servilité de notre existence.

V. S. Naipul

- rédigé au stylo-bille BENNGHE made in Vietnam dans diverses bia hoi du pays, entre le 10e et le 21e parallèle, en crapotant des Hoan Kiem à trois mille dongs le paquet –

 - à feuilleter, si possible, torse nu, en commençant par la fin, allongé dans des draps moites et fripés, sous les pales d’un ventilateur boiteux  (paroles de perroquets, klaxons nerveux, glissements de tongs et conversation de femmes volontaires) -
 
Celui-qui-s’est-perdu s’y retrouve. Dans un train deux étages direction Zürich FH, il se demande seulement s’il est en train de partir ou de rentrer. Celui-qui-s’est-oublié ouvre enfin un œil ébloui sur les lignes de pluie qui traversent la vitre du Lötschbergbahn (un train est un tube, glissant sur le sol, alors qu’un avion est un tube, voguant dans l’espace). Et s’endormir, quelque part en Asie, à dix mille kilomètres au-dessus des autres. Enfin presque endormi, car il est frustrant de ne savoir que répondre à la question édentée du vieux M’nong francophone. « Pourquoi le Vietnam ? »
A huit cents kilomètres-heure, et pas même satisfait. « Pas même satisfait », ce scandale obscène que seule l’idéologie dite Communisme dénonce encore, travaillant contre l’ingratitude des enfants pourris, revendiquant la capacité de sentir et ressentir l’injustice, défendant le droit, naïvement désuet au vingt et unième, d’être ému par l’injustice, encore et malgré tout.
En cela, Communisme, dernière idéologie (avoir des idées) du règne vivant de l’homme, de la femme et de l’enfant, mérite d’être traité avec déférence (millions de morts n’est pas un argument).
Lorsque je sommeille à dix mille kilomètres au-dessus de l’océan, Celui-qui-a-investi-trente-années-d’économie-dans-un-cyclopousse attend sa vie durant un corps opulent à charrier, le nôtre, pas celui du Mendiant-nain-va-nu-pied-de-la-rue-Tran-Hung-Dad qui ne parvient à se faire écraser, ni celui du Haut-cadre-du-Comité-populaire qui emporte dans sa Corrolla Altis,de couleur noire, la plus jolie fille du quartier, une fille promise en mariage au sortir de l’école secondaire, aux dires des habitants du quartier. Non, le cyclopousse charrie les Mufles-qui-se-tapent-les-putes-du-New-Century, de même que les Taiwanaises-massives-qui-s’offrent-d’authentiques-Viets-pour-nouer-de-dispendieux-mariages-d’amour.

Aujourd’hui 16 avril, je m’offre Linda.
Linda, c’est du moins le prénom inscrit d’une encre souple et gracieuse sur le cache d’une Honda 100 marchandée à grand renfort de mimes, pendant trois théières et demie, à un garagiste aussi rachitique qujeudi 12-Mar-2009 14:13on nomme, depuis le 30 avril 1975, Ho Chi Minh Ville.
Si je m’offre Linda, c’est principalement pour les odeurs. Le voyage en tube s’en protège, et c’est regrettable dans le cas du Vietnam, puisqu’il s’agit d’un pays d’odeurs (contrairement à la Mauritanie, le Canada).
Aujourd’hui, j’intègre la caste des motocyclistes, la caste de ceux qui se jettent dans l’herbe quand le quatre-roues charge, la caste de ceux qui bousculent les bicyclettes et narguent les vieilles décharnées qui portent des fardeaux de cannes à sucre, matière première des nuoc mia, que l’on pompe d’un seul trait, le gosier asséché par la poussière.
Aujourd’hui, j’aspire à mettre le manuel d’histoire sans dessus dessous, emprunter à rebrousse-poil la piste Ho Chi Minh, de bas en haut, cavalier seul lâché en contrées collectives, chantant à tue-tête pour les buffles, pour les chèvres vautrées sur le bitume tiède, à rebrousse-poil, ni sur les éléphants du lac Lak, ni sur les barques des grottes de Phong Nha, même si la petite employée d’une petite compagnie d’importation les trouve « very romantic ».

(à ce stade, forcé de constater que la piste Ho Chi Minh – à forte densité onirique dans l’imaginaire collectif - s’est métamorphosée en H.C.M. Highway, puisque si les royaumes, seigneuries et autres dynasties qui ont écrit  l’histoire du Vietnam n’ont pas laissé de monuments dignes de ce nom, le Parti-unique rattrape le temps perdu et les Khmers voisins, en terme de grands travaux. L’histoire en moins)

Au guidon donc, et pour tenir le rôle du protagoniste d’un récit fantoche, un Sudiste, par éducation, gavé du « moins mauvais des systèmes », un farfelu échappé d’un univers découpé rubrique par rubrique, des essaims de papillons pleins les yeux, qui sifflote en mode cyclique l’hymne national vietnamien et cette vieille rengaine où il question du « Seigneur de la Mancha pour toujours au service de l’honneur », un songe-creux qui se souvient de la « Horde d’or », ces Mongols qui savait tout faire sans quitter la selle.
Au guidon, prêt à partir… s’il n’avait oublié l’indispensable, le cœur léger, ce plancher robuste et stable qui seul permet de prendre son envol. Indispensable donc de trouver dans Saigon-la-pervertie le lieu où je se sent bien, je veux dire « vraiment bien », c’est indispensable.
Des jours de repérages préalables donc, dans le district de Binh Thanh, par exemple, à abandonner la grande route, se paumer, s’offrir une nouvelle tête chez une coiffeuse qui vous écrit nonchalamment sur la main son numéro de téléphone, échouer deux ruelles plus loin chez le tailleur, tomber dans son traquenard et se laver l’intérieur du crâne à grandes rasades de xeo, vouloir reprendre le guidon et casser le kick de démarrage par excès d’entrain, éclater de rire, accepter un coup de main du garagiste qui vous ressoude cela en un temps trois mouvements, et sans masque protecteur, repartir en lançant de vigoureux tam biêt ! inappropriés, chercher dans le flou, sous un soleil de plomb, les deux avant-bras comme deux carpes séchées, traquer, des souliers à talon sur les pédales d’un vieux vélo Michelin, la lecture distraite d’un journal insipide sur le siège passager, de nouveaux amis aux feux rouges, les banquières de la Sacombank qui rentrent à la maison autour des dix-huit heures en laissant flotter derrière elles leur ao dai orange et blanc, dépasser dangereusement, je veux dire « courageusement », ralentir… et merde. Merde oui merde. Devant, juste là, un gosse, pas plus haut que ça, qui propose, plutôt fier de lui, à moi, à moi parce que j’ai la peau délavée, parce que j’ai un nez considérable, parce que j’ai les yeux teints, parce que je suis un nabab, une série, un lot, une pile de (le Parti-unique peine à déconditionner les stimuli-réponses de Saigon-la-pervertie) dévédés cochons.
Au final, deux jours de flânerie dans Ho Chi Minh Ville pour dénicher l’endroit où je se sent bien. Au sud de Cholon, à la hauteur de la rue Tran Van Kieu, au bord des eaux pétrolières du canal Ben Nghe, où des péniches pleines à couler de bananes remplissent des motos pleines à craquer, sur un frêle tabouret en plastique violet qui se pivote autour de l’arbre en fonction de l’ombre, un décor roboratif, en compagnie d’un peintre en bâtiment qui me sert en tremblant ses deux mots d’anglais, un taxi-moto affalé sur sa selle, qui se gratte les pieds avec une infinie tendresse, une vendeuse de tombola portant des gants troués et une vieille aux pieds déformés qui a dû perdre son fils quand il avait mon âge.

A partir de là, le cœur tranquille, tranquille comme ces hautes futaies qui ont vu défiler les Français, les Japonais, les Chinois, les Américains, les touristes, et sans broncher, en route.
En route, cela défile, à gauche, à droite et devant soi. Ce sont des villes, puis des campagnes, puis des villes, plus petites, et des campagnes, plus vastes, des villes où il y a à boire et à manger à tous les coins de rue, des campagnes peuplées comme des villes, car les tracteurs et les pompes mécaniques ne sont pas légions - mais autant annoncer la couleur dès à présent, les descriptions panoramiques n’ont pas la cote, je veux dire qu’une pause-hamac, pour boire un Tribeco à la paille (et se faire pincer les poils de l’avant-bras), les péniches, peu après La Nga (ce sont les femmes qui jettent l’ancre), le Bouddha, perché sur les rochers de Tan Phu (c’est en vain que le sage médite en un pays si peuplé), la route sinueuse, fraîche et forestière entre Lien Dam et Di Linh (des plantations rectilignes d’hévéas, ombre calme et reposante, où les employés des fabriques de caoutchouc Michelin, paysans déportés du delta du Mékong, appelés par numéro, se réveillaient à quatre heures du matin pour toucher un tiers de piastre par journée d’esclavage) - mais je perds le fil, ce qui est à dire, c’est que tout cela, et le tourisme à la chinoise des Waterfall de Gougar, et la descente sur Dalat, en roue libre, pour économiser l’essence… peuvent remplir une journée entière, sans rien n’en avoir retenu de véritablement novateur, d’essence révélatrice, d’aspect aguichant, vous comprenez, cela vous échappe des mains, des yeux, et quand vous vous acharnez à ficeler un petit livret en forme de nouvelle, vous voilà comme un crabe qui cherche à remonter les parois de sa cuve, dans un marché de Dalat, justement.
Et l’envie vous prend d’être celui qui dit « Allez voir le monde et revenez-moi avec des yeux brillants pour me le raconter », celui qui tend un hamac entre les deux arbres de son jardin (celui qui a un jardin) pour y dévorer un bon vieux bouquin de voyage, le courrier international. Aux prises avec un jus vert informe que j’ai moi-même commandé en le pointant du doigt sur la table voisine, je réponds, comme dans un rêve, par la négative, machinalement, à une inopinée Américaine qui me demande si j’ai vu des Lats traditionnels, car « il paraît qu’il sont ici », au marché de Dalat. Etonnement, cette péripétie qui n’a, vous avez raison, pas sa place ici, m’a redonné l’envie. S’illuminer, même pour des broutilles, crée autour de soi un potentiel attracteur. Aussitôt, une tierce personne s’installe à la table, commande un semblable jus vert, me souris et lance la conversation.

Le jour suivant (déjà) a presque entièrement défilé sous mes rétines-tympans-narines, lorsque le crépuscule annonce ses nuances aux alentours d’un carrefour, à l’entrée du village de Nam Reng. La première option est une impasse, mais, si j’ai failli écraser une poule et sa couvée de poussins, j’ai assisté à de très beaux labours, dans un vert rehaussé par les derniers rayons obliques. La seconde mène à Nam Reng, qui n’a rien prévu pour héberger l’étranger (à peine une pompe à essence manuelle et une invitation à un billard que je dois décliner). La troisième issue est une piste que la nuit recouvre maintenant tout à fait (oui, il aurait fallu réparer le phare).
Deux silhouettes. Deux hommes. Un vieillard bancal mis sur son trente et un et un homme respectable. Comme dans un rêve (encore), le vieillard répond à mes gestes épars sur le bien-fondé de mon orientation… en français. Il s’appelle Sung, se rend, avec le chef du hameau voisin, à une assemblée, à Nam Reng justement, s’excuse d’avoir oublié le français qu’un Parisien nommé Rémus Boutary lui avait enseigné entre 1940 et 1954, le français qu’il n’a plus eu l’occasion de pratiquer depuis. Après quelques échanges cordiaux et décousus, Sung décide de faire faux bond à l’assemblée, incline les appuie-pieds de ma moto, grimpe sur la selle et m’invite chez lui.
Dans une large pièce bétonnée meublée d’une seule natte et d’un banc, je n’ai rien de mieux à lui offrir que la traduction française de L’île aux femmes de Ho Anh Thai. Pendant qu’il en lit des passages, à haute voix et avec une joie non dissimulée, je promène mon regard tout autour, sur les parois, des pages de calendriers, les monuments européens, des mannequins vietnamiens, le portrait de sa fille, mariée au vétérinaire du village, une croix avec la mention « Noël 2005 ». Sung est catholique, se signe avant le repas (du riz et trois sardines), mais avoue n’avoir jamais tenu de bible entre les mains. En lieu et place de l’autel, une télévision qu’il a achetée trois millions de dongs, environ trois cents francs, ce que coûte une Honda Dream en piteux état. S’il faisait jour, on pourrait compter huit paraboles sur les toits de tôle du hameau. Huit, alors que l’électricité n’a fait son apparition qu’en 2001. Après le repas, une trentaine d’enfants peuplent la pièce. On peut bien rire un temps, tous ensemble, avec le luxe des traductions de Sung, mais l’heure venue, il faut allumer l’appareil, pour ne pas manquer un jeu télévisé durant lequel un téléspectateur appuie depuis chez lui sur les dix touches de son combiné pour abattre des hérissons qui apparaissent dans dix cases numérotées de l’écran. A la fin du jeu seulement, les enfants s’en vont faire leurs devoirs, et arrivent un à un des adultes qui ont flairé l’aubaine. « Quand on invite un étranger, on boit l’alcool des Montagnards, c’est tradition ». Dans une cruche en terre cuite, l’alcool de riz, fermenté maison, macère dans des feuilles de bambou. Il se boit avec une longue paille que l’on se passe de main en main. D’abord l’invité, ensuite le propriétaire, puis les autres, avec pour seule règle que tous doivent ingurgiter la même quantité de liquide (après chaque tour, une femme s’empresse de remplir la cruche à raz bord en y rajoutant de l’eau). C’est au troisième tour que Sung a l’illumination. Rajeuni, il entonne, comme dans un rêve (toujours), un mémorable « Boire un petit coup, c’est agréa-a-able… ». Le niveau sonore augmente, les corps osent se toucher, pour s’interpeller, se prendre à témoin, les traits se décrispent, les yeux se brident, les rires fusent et puis soudain, tout retombe, car c’est l’heure de la série, une série télévisée qui cartonne sur la deuxième chaîne en romançant la Guerre américaine (Guerre du Vietnam).
D’être ici, en silence - c’est idiot - ces scènes de guerres, j’ai les larmes aux yeux. Sung le remarque et lâche : « C’est théâtre. Ne pas craindre ». Ce n’est pas cela. Le cordon est rompu. Le français ne suffit plus. Et lorsqu’il s’agit de s’enregistrer auprès des trois policiers de Nam Reng venus tirer leur quota d’alcool, Sung s’empresse de dire qu’« ils sont à notre service », lui qui avait lâché en début de soirée que « les minorités montagnardes étouffent » (si ses oreilles sont encore largement percées, il n’est plus autorisé à porter les boucles traditionnelles, décret de ceux qui ne pardonnent toujours pas aux M’nongs d’avoir collaboré avec les Américains).
Le sommeil lave les malentendus et lorsqu’à sept heures trente précises, le tamtam du maître appelle les élèves en classe, nous sommes à nouveau, le vieux M’nong et son invité helvète, sur la même longueur d’onde. Il insiste pour que l’on rebondisse ensemble sur le premier kilomètre de piste, jusqu’à la rivière voisine, qui se traverse en chargeant son véhicule sur une barque, reliée à un câble, contre règlement de mille dongs. Lorsque de l’autre rive, je lui adresse un dernier au revoir, je l’aperçois, accroupis à l’indienne, le rire aux lèvres, une pipe à eau dans la bouche, en compagnie de deux contemporains qui visiblement aiment se détendre hors du village, loin de sa jeunesse convertie, de sa milice importune. Au revoir ông Sung.

Et pour ne pas davantage faire dans le traditionnel, évoquons le destin d’un dénommé Ngoc, ivre d’état, accosté une centaine de kilomètres plus au nord, à Buon Ma Thuot, à la réception d’un hôtel bas de gamme, un hôtel de passe, un bordel. Ce Vietnamien de souche chinoise habite un quartier glacial d’Everett, dans l’état de Washington (la Californie, son climat clément et ses multiples Vietnam Town, n’offre plus de travail). Ngoc travaille pour une Company (la formule consacrée pour ne pas perdre sa dignité en une description trop précise du degré de son exploitation) (quoiqu’un Chinois exploité sur sol américain peut garder le profil haut, puisque le locataire de la Maison Blanche vient d’accueillir son homologue chinois en grande pompe pour que son pays s’en souvienne quand il sera numéro un). La protubérance à moitié rongée qui lui sert de nez en dit long sur son rêve américain. Il fêtera ses cinquante ans l’an prochain et, réalisant qu’il n’a pas de femme pour vieillir, se perpétuer, rentre au bercail, pour la première fois, après vingt-deux ans d’exil, avec pour mission de trouver femme, à son pied. « On est heureux quand on a un bébé », ajoute-t-il mollement, en me resservant à boire. Arrivé à Buon Ma Thuot, sa ville natale, il y a vingt-huit jours, il vit encore chambre 301. Ses amis d’autrefois ont vieilli plus vite que lui, « peut-être à cause de la vie difficile ». Sa ville est méconnaissable. Sa famille n’est plus.
Lorsque son avion s’envolera, dans deux jours, il sera toujours célibataire et sans descendance. « Plus que deux jours… », Ngoc, boat-people d’état, a l’accent américain lorsqu’en levant son verre, il conclut : « …il n’y a plus rien à faire ici ».

Son regard lourd de chagrin,
 plus vide qu’une rizière
après le hersage.

(ma carte topographique se déchire. Une carte ironique, avec au recto, le sud du 17e parallèle, et au verso, le nord)

Et voyager en stop, toujours à rebrousse-poil, c’est-à-dire prendre en stop un petit vieux qui, vingt kilomètres plus loin, à Kon Tum, vous fait l’aumône avec des yeux de chien battu, prendre au hasard l’un des écoliers qui, par dizaines, sortent de l’école de Dakri Peng et qui, pendant cinq kilomètres, appelle tous les amis qu’il dépasse, fier comme un coq, prendre un autre petit vieux, à moitié aveugle, à quelques kilomètres de la frontière cambodgienne, à la hauteur de Plei Kan, qui descend aussitôt de la selle, effrayé, lorsqu’il aperçoit ma nuque occidentale.

A Kham Duc, prendre à droite, rejoindre Dong Phu, passer un petit col bien asphalté, redescendre sur une plaine en pleine moisson, rebondir une bonne heure sur une piste imprévue (qui dévissera jusqu’à mon stylo-bille) et rejoindre l’univers du littoral.
Le site de My Son (50’000 d ; 6h30-16h30), classé au patrimoine mondial par l’Unesco, regroupe les plus importants vestiges vietnamiens de l’ancien royaume du Champa, dit le guide (de papier). Entre briques, blocs de grès et linga évoquant, une femme écoute son guide (de chair), en répétant les derniers mots de chaque phrase, pour montrer qu’elle suit. S’il est question d’un rapport avec le soleil, elle lâche un « comme en Egypte, avec les Pharaons ». Lorsqu’elle m’invite à participer au cérémonial, nous nous empressons de parler de nos vacances (en rentrant chez lui, le guide dira qu’il ne veut plus faire ce métier). Son groupe organisé compte trente personnes, mais l’hôtel, sa piscine et les plages de Hoi An ont dissuadé les vingt-neuf autres de venir visiter les vieilles pierres. My Son servait de base pour les « Viet Nam Cong San » qui y entreposaient leurs munitions. Le guide montre alors tout naturellement, un à un, les cratères de bombardements américains…
… dans les années huitante, un squelette de Government Issue (GI), avec plaquette, rapportait deux mille dollars. Des marines chantent Where have all the flowers gone ? Un graffiti sur les parois des latrines, je crois que je tombe amoureux de Jake. L’un envoie à sa petite amie une oreille de niaque et s’étonne de ne plus recevoir de nouvelles. L’autre se fait photographier en train de pisser dans la bouche d’un « Viet Nam Cong San » mort, une balle dans la gorge. Des marines en récup’ jouent à la bouée sur les plages de China Beach. Une famille du Wisconsin mange devant une vitrine bien fournie en décorations militaires. Un GI sous speed écoute les Stones. Une retraitée américaine âgée de 82 ans, Helga Herz, se brûle, le 16 mars 1965, à Détroit, pour protester contre la guerre.
La Demilitarised Zone (DMZ) s’étendait de part et d’autre du fleuve Ben Hai, qui obéit plus ou moins au fameux 17e parallèle. Aujourd’hui, le vétéran cul-de-jatte aimerait « qu’on nous enlève ce putain de D ! », en regardant passer des minibus qui portent sur le pare-brise la mention DMZ Tour et dans lesquels des touristes sommeillent, la joue contre la vitre.

(les Vietnamiens rigolent des étrangers, avec gentillesse, mais, après les Américains, on ne la leur fait plus. Ils savent que, tombés le bermuda et les sandales, revenus dans leur quotidien, ces gens n’ont plus une seconde pour visiter le musée du coin de la rue, ou l’ami malade, ils savent que les étrangers sont de vraies putes. « Tant que l’herbe poussera sur cette terre vietnamienne, il y aura toujours des patriotes pour chasser les envahisseurs », criait Nguyen Trung Truc sous les balles du peloton d’exécution français. La question est « pourquoi les Vietnamiens ne cassent-ils pas la gueule des bourlingueurs qui tripotent leur petite sœur ? », d’autant plus que leur oncle avait préalablement violé leur mère en Indochine)

Et pour s’abandonner à plus haut régime, essorer la poignée des gaz, puisque l’on sait que la vitesse est proportionnelle à l’oubli.

D’abord, le déchirement aveugle du tonnerre, puis une brise altière, propre et neuve, enfin l’orage. Quand il éclate, il n’y en a pas pour longtemps, il faut en profiter, profiter de ce jeu de jouvence, jeu de la chaise musicale, grandeur nature, où tous (je vous parle d’un pays où les gens sont nombreux dehors), ragaillardis par l’urgence du phénomène, s’empressent de trouver leur place (et mieux vaut poireauter une demi-heure sous un abri qu’essorer un à un les fringues de son paletot).
Les moins vernis se réduisent à vingt dans un garage de fortune où il n’est pas même question d’en fumer une. L’orage dure plus longtemps lorsque les regards impatients traversent dans un silence de plomb la propriété d’un mécano hermétique, propagande marchande, muscles huilés pour vendre de l’huile, bas châssis pour faire du mois d’octobre la plus euphorique page du calendrier, Nokia 6230i pour y ajouter le ton de la modernité.
Les plus chanceux s’attablent dans une bia hoi, espérant que l’orage dure toute la vie, comme aujourd’hui, à l’entrée du village de Ben Quan. Il est quinze heures, mais le ciel est si noir qu’il faut allumer l’ampoule. Sur la route, il n’y a plus que des voyageurs en tube et une femme irrationnelle qui évolue en balançant exagérément les bras (sa chemise blanche est une merveille pour les yeux). L’orage dure le temps qu’il faut pour faire connaissance et, quand la pluie cesse tout à fait, il faut répondre aux invitations.
En route vers la maison de Hoan, on lève les pieds pour traverser des flaques à faire rêver les enfants du monde entier. Dans la cour extérieure, un feu doux distille le xio. Les cochons s’agitent dans leur box, à un jet de sang de la pierre à égorger. Bien installés dans un salon confortable, nous échangeons, en pointant des mots sur le dictionnaire angh-viet du fils aîné (à relever la première phrase du chapitre « at airport » de sa méthode, gut mo-ninh so, it sim zo dat i-u a luc-kinh pho som thinh, en anglais dans le texte). L’alcool macère dans un bocal plein de crabes.
En se rendant chez Minh, on fait un saut au marché pour faire l’acquisition d’un honorable morceau de porc, que je prends comme le meilleur des témoignages d’hospitalité, une belle marque de sympathie, un honneur. Dans la pièce à vivre, l’autel occupe la moitié de l’espace. Au mur, le fils décédé (je n’ai compris comment et n’ai pas insisté). On échange, en feuilletant cérémonieusement l’album des photos de mariage, des photos d’école de recrue. On fume des Cholon. L’alcool macère dans une cruche pleine de coquillages.
Duc, cela tombe bien, exerce la profession de policier, et s’acquitte donc de l’enregistrement, qui sera, de loin, le plus agréable du séjour. On échange, en feuilletant nos papiers d’identité respectifs. Panne de courant égale bougies, et tout se transcende. L’alcool macère dans une bouteille en compagnie d’un serpent noir à rayure blanche.
Il fait nuit depuis longtemps. Minh, titubant en se tenant à son vélo, Hoan, les yeux mi-clos, et Duc, lavé de toute rigueur policière. Il s’agit de traverser une dernière fois le village pour se ravitailler dans le petit commerce du bout de la piste. Un petit homme sec, en liquette blanche, rejoint le peloton et lance aussitôt des chansons, les unes après les autres, d’une voix de tête suraiguë. On répond en frappant des mains. En dansant.
Cinq heures du matin, affiche un réveil de poche chinois. Sur une natte, la mémoire chahutée par un martèlement qui vient de l’extérieur, le hachoir à viande de la femme de Hoan. Son énergie nargue le mari peu loquace qui me tend aussitôt un petit verre de thé et des baguettes pour déguster le foie frais. Cela se fait en silence, bercé par des relents d’entrailles sanguinolentes, suivant des yeux les gestes précis de la femme de Hoan, un peu honteux il est vrai. Une nasse pour les bons morceaux et une autre pour la tête, les pattes et le gras, en équilibre sur le porte-bagage du vélo de la femme de Hoan. Un coup de jet dans la cour. Un coup de pédale. Comme si le carnage n’avait pas eu lieu.
Une heure plus tard, je traîne les pieds dans le cimetière de Truong Son, le plus grand du pays, dédié aux martyrs tombés pendant la dernière. Aujourd’hui 30 avril, jour de la « libération », se succèdent des dizaines de cars (des numéros de plaque de toutes les provinces) déchargeant des gens bien habillés, bien silencieux.
Hoan, Minh et Duc, se sont-ils battus pour le nord ou pour le sud ? A quoi ressemble la guerre ?

En route, tout le loisir de songer à ceux qui ont grandi ici, dans ces décors dessinés au néocolor, dans la mollesse du verdoyant humide, dans une jungle qui n’est pas un dessin animé, où l’on garde des bœufs, puis monte dessus pour attraper des fruits biscornus ou grimper dans des banians aux racines insensées, où l’on plonge dans l’eau brune et mystérieuse, habite des cabanes sur pilotis, des cabanes d’adultes qui vivent à moitié nu avec des visages comme la terre pendant la saison sèche…
A Bao Son, village situé entre Khe Ve et Than Ap, une église éblouissante brise la rêverie. Dans un pays recourbé sur l’horizontale, l’ambition verticale jure. Incognito résonne comme une parfaite abstraction et cinquante villageois m’escortent sur les échafaudages de bambous pour apprécier de plus près les vitraux. Au sol, un vieux chrétien aux dents rongées par le bétel quitte la sieste pour me présenter la statue d’un Christ en plastique. Une étudiante, la vingtaine, sait assez d’anglais pour alimenter une conversation que l’on écrit à tour de rôle sur un morceau de papier, sous l’œil de cinquante villageois.
- You can help Vietnames ?
- What do you want ?
- Money. Poor.
- Who pay for the new church ?
- …
- Are you Christians ?
- No.
Et ainsi de suite, jusqu’à l’invitation à partager le thé chez ses parents, des gens peu aimables, mais tout à fait partant pour me marier leur fille. Autour de la table, un gros avec un pansement sur l’avant-bras, un ingénieur qui se la coule douce et un enseignant d’anglais qui n’aime pas son métier.

A Kim Lien, village natif de Nguyen Tat Tanh, devenu Nguyen Ai Quoc, « Nguyen le patriote », puis Ho Chi Minh, « Celui qui apporte la lumière », un temple dédié à l’Oncle Ho. Toutes les dix minutes, un homme officiel collecte, par poignées, les billets de mille, deux mille et cinq mille dongs déposés sur un plateau d’argent par les dévots. S’y entassent également des bouquets de fleurs achetés chez le vendeur agréé, à l’entrée du site. Des essaims de veuves se mettent en transe en récitant des prières collectives. Les guides guident des groupes de touristes vietnamiens. Quarante-sept cars au total sur le parking et un seul étranger pour s’étonner des cassettes audio, de la littérature, des portraits, des horloges, des triptyques, des statues, des jouets, des chapeau, toute une gamme de produits estampillés « Ho Chi Minh ». Plus jamais je ne porterai ce T-shirt rouge à étoile jaune, l’équivalant d’un flag américain flottant sur le caddie d’un clochard new-yorkais, un vétéran du Vietnam.

De quoi rêvasser, sur le plancher d’une cabane sur pilotis, entre Cam Thuy et Mai Chau (de petits hameaux qui résonnent aux rythmes de trois tubes passés en boucle et plein tube, un cri de coq samplé à la sauce électronique, une romance avec de longs solos de guitare à la Scorpions et un chant que l’on dirait traditionnel), dans une famille de Thai, ma foi fort aimable, après une interminable partie de football où chaque but encaissé se paie par cinq appuis faciaux.

Welcome in Hanoi, au bord du canal To Lich, allongé sur un banc de pierre, les yeux fermés, à digérer l’errance « yeux grand ouverts », un baluchon pour oreiller. Un policier banalisé me prend l’épaule, présente sa carte, pointe du doigt l’hôtel voisin où il est permis de dormir ainsi, dévisage mes habits sales et me prie de bien vouloir foutre le camp immédiatement.
Plus qu’à aller faire la queue devant le mausolée, s’imprégner de l’odeur putride de son corps momifié. Lui qui parlait français, anglais, allemand, russe et mandarin. Lui qui avait un second degré. S’il savait. S’il savait, entre autre, que les héroïnomanes de Cao Bang avaient choisi le Monument aux Martyrs pour se shooter, balancer les seringues, entre autre.

(Xe Congrès du Parti, du 18 au 25 avril 2006, une génération après le doi moi, la rénovation, les importations de lait condensé, l’institutionnalisation de la prostitution, Capitalisme, qui signifie « un mort de faim dans la même ville qu’un commerçant accumulant des vivres pour spéculer-exporter ». L’hélicoptère de l’Oncle Georges atterrira en novembre prochain sur le toit de l’Hôtel Sheraton)

Hanoi, gare terminus. Horaire des arrivées absent. Les chiffres sont de craie, sur ma selle. Sur la plaque, le 52 du Sud, au lieu du 29 du Nord. Un compteur rompu qui n’indiquera pas combien l’errance était kilométrique.
Plus qu’à revendre Linda à Hervé, Toulousain de quarante ans passés, poseur de parquet boisé, qui ne trouve pas de travail, parce que le bois est trop cher, parce que le climat est trop humide pour des parquets boisés. Sans perdre de temps, il a marié une Vietnamienne et regrette aujourd’hui de n’avoir pas plus « profité » avant la naissance de sa petite Sung, qu’il aurait voulu appeler Aline. Dès lors, il court les bars, pour exhiber sa précarité d’humeur, avant de rentrer dans son deux-pièces, regarder Questions pour un champion.
Sa femme examine Linda, discute le prix, se fait belle et va retirer la somme convenue à la Vietcombank. Hervé, lui, reste dans son deux-pièces pour me raconter qu’il y a un mois, alors qu’il sortait de discothèque, il a chuté en moto, il s’est fait tabasser par quatre Vietnamiens, on lui volé son téléphone portable (sa femme était allée le chercher au poste de police). Aux murs de son deux-pièces, leur photo de mariage, qui les fait dix fois plus mignons qu’ils ne sont.

Au final, une nouvelle qui n’en n’est pas une, un chapitre qui referme le livre qui a pour titre le nom d’un pays. Plus question d’un Vietnam « Chine miniature », qui ne s’en distingue que par l’empreinte des colons et des envahisseurs, d’un Vietnam qui suit la voie thaïlandaise du tourisme à outrance, d’un Vietnam taoïste, par sa simplicité contemplative, bouddhiste, par nécessité d’une élite spirituelle, animiste, par racine, confucianiste, par soumission sociale, d’un Vietnam où patrie se dit dat nuoc, dat, la terre, et nuoc, l’eau (l’intelligence abrutie et déglinguée par les routes empruntées).
Au final, comme au terme de toute errance, un constat d’échec, à l’amiable, l’abandon des deux résolutions initiales : refuser le klaxon, comme l’application d’un illusoire ahimsa de non-violence sonore (au troisième jour, compris que l’outil sauvait des vies, et quel plaisir que produire du bruit), rendre le salut des hellos de tous les enfants (au premier jour, compris pourquoi les présidents voyagent derrière des vitres teintées). Pas appris à cultiver le riz. Pas appris à conduire un boeuf.  Pas eu à profiter d’une quelconque maladie purgatoire. Resté en marge d’une moitié de l’humanité, les femmes.
Et si tout n’est pas perdu, puisque j’ai progressé en mécanique, puisque je reconnais l’engin au bruit de sa cylindrée, puisque je fais la différence entre un pho et une noodle-soup, puisque j’ai vu une fillette souffler dans la poussière-dans-l’œil de son père qui était allé la chercher en moto à la sortie de l’école, comme l’impression d’être parti avant la fin, comme l’intuition que le yoga, le zen et le tao ne suffiront à m’apporter la paix. Idéologie, voilà ce qu’il faut.

Mai 2006
Blaise Hofmann


cyclo-pousse