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Sad Eyed Lady of the Lowlands – Bob Dylan

Cette chanson, je l’ai écoutée presque par hasard, parce que je n’allais jamais au bout de l’album, parce que Visions of Johanna, I Want You, ou encore Absolutely Sweet Mary, attiraient irrésistiblement mon index sur la fonction repeat, que je me gorgeais de ces mélodies qui me mettaient dans les cordes à chaque fois; je n’arrivais pas à me convaincre qu’un album puisse être aussi beau. J’étais tombé raide dingue, un de ces coups de cœurs artistiques qui n’arrive que deux ou trois fois dans une vie.

Je ne savais pas encore que Blonde on Blonde était l’absolu de maître Bob, que Sad Eyed Lady of the Lowlands constituait l’un des sujets préférés des snobs et des exégètes de l’artiste avec un grand A; qu’on écrirait sur le sujet un nombre incalculables d’articles plus ou moins pompeux et trop pétris d’admiration obligée pour être honnête. Non, je ne savais rien, sauf que ces chansons-là m’arrivaient droit dans la gueule avec leur air revêche et leur mélodie de guingois… Petit poisson dans les filets de mister Bob.

Le nom de Dylan, je l’avais entendu bien sûr, mais je ne lui associais pas grand-chose, sinon peut-être Blowin in the Wind, que je considérais déjà comme une bluette boy-scout dénuée d’intérêt. Mais j’étais vierge du pape de la folk, de sa légende et de ses contradictions, ce jeudi soir de 1990, alors que j’allumais la télé.

Car, messieurs-dames, j’ai connu Bob Dylan grâce à James Coburn, le plus grand acteur du monde, le plus charmeur, le plus classe, le plus fin, le plus talentueux, celui qui étale Marlon Brando aussi sûr que Bernard Blier atomise Alain Delon, celui auquel je voue une juste passion depuis mes treize ans et le premier visionnement d’Il était une fois la Révolution. Coburn passait donc à la télé, dans un film intitulé Pat Garrett & Billy the Kid, que je comptais bien enregistrer sur le vieil appareil VHS familial.

Impossible de programmer un enregistrement, ou alors je ne savais pas comment faire… Enfin bref, j’avais interrompu mes révisions de comptabilité sur le coup des 22 h 30 pour enclencher ce fichu magnéto. Et là, la claque… La première scène, cette guitare, ce son. Je suis resté là, collé devant l’écran, autant pour la beauté des images de Peckinpah que pour cette musique qui me remuait l’âme. Coburn, Kristofferson, Dylan réunis pour une ronde crépusculaire qui doit constituer l’un des trois plus beaux westerns de l’histoire du cinéma. Que les ineptes critiques qui ne s’en sont pas encore rendu compte meurent les yeux grands ouverts, je ne peux rien pour eux !

Le film terminé, j’ai rembobiné, regardé à nouveau. Cette nuit-là, j’ai découvert Bob Dylan, et je me suis préparé un beau gadin en comptabilité. L’épreuve bâclée, j’ai foncé m’acheter le disque. La bande son de Pat Garrett & Billy the Kid n’était pas disponible, il n’y avait qu’un sordide best of (laissez-moi vomir sur cette invention immonde) et Blonde on Blonde. Je me suis donc saisi de ce disque qui allait devenir l’un de mes plus fidèles compagnons.

Je me dois de remercier le hasard, ou alors l’indigence des rayons de Citydisc : Parmi trente et quelques albums du maître, et un bon tiers de sombres étrons musicaux, j’étais tombé sur la plus belle perle (oui, avec Blood on the Tracks, The Basement Tapes, Desire, Time Out of Mind, Bob, merde, que de sommets pour un seul homme !), une succession de morceaux invraisemblables, une overdose de vers définitifs, et tout au bout du disque, lorsque l’oreille semblait définitivement repue… Sad Eyed Lady of the Lowlands.

Je ne savais pas non plus qu’il s’agissait du premier double album de l’histoire du rock, que cette invraisemblable ode amoureuse de près de douze minutes s’étendait sur une face entière du vinyle. Mais, il ne fallait pas me la raconter, j’avais déjà compris que Dylan n’avait été protest singer que pour la blague, que pour séduire les filles à Greenwich Village (le mot Viet Nam n’est jamais prononcé au fil de ses presque mille chansons), qu’il était un amoureux du mot et de sa prononciation – car sa manière de cracher la phrase de ses petits poumons flétris, est à nul autre pareil – et que tout l’arc-en ciel des rapports humains macérait dans sa bouche malsaine comme nulle part ailleurs.

Car Dylan, ce n’est pas tant ce qu’il dit (et pourtant…) que comment il le dit, c’est l’ironie, la douceur, le cynisme, l’étonnement, la rage, tous ces sentiments qui passent et qui se mêlent dans sa musique pour raconter l’Amérique de la solitude et de la désillusion, pour raconter l’amour vache, l’amour cru, l’amour fou, jusqu’à ce portrait de la femme qu’il aime et qu’il pourrait décliner pendant des heures, à fourbir et à chanter des vers un peu trop beaux pour être honnête… Sad Eyed Lady, je l’ai mis cent fois avant de m’endormir, et la sale voix du père Bob, à peine enrouée, était encore là, dans le fond de mon crâne, pour me dire l’amour au moment du réveil…

Non, y’a rien au-dessus.

Michaël Perruchoud

Chelsea Hotel #2 – Leonard Cohen

En quittant le foyer familial, mon père a embarqué toute sa collection vinyle des Beatles (salaud !) ainsi que celle de Bob Marley (bravo !). Pour ma culture musicale, restait uniquement chez ma mère l’intégrale de Gérard Lenorman, de Michel Sardou et quelques autres encore que la société et moi-même avons soigneusement oubliés.

Persévère, cherche et tu trouveras. À force de feuilleter toutes ces pochettes cartonnées bien rangées, j’ai fini par hasard sur cet album. New Skin for the Old Ceremony. Album par ailleurs offert par mon père à ma mère. Une tartine de mots tendres est écrite sur le dos de la couverture mais, curieusement, ça ne me rebute pas. Première écoute et ce déclic qui changera à jamais ma perception de l’émotion musicale : « Le peu peut devenir énorme ». Alors que nous sommes en plein à la fin des années 80 (gloubi-boulga de synthés, de voix trafiquées, de mélodies passe-partout taillées pour la radio), une voix grave vient me caresser les tympans, voix accompagnée uniquement d’une guitare acoustique. Chelsea Hotel #2. J’y loue une chambre, je croise les habitués, celui qui a la garde des lieux m’a accueilli à bras ouverts.

L’envie de visiter New York en hiver. Mais à cette époque, ce ne sera pas New York, mais la Belgique.

Souvenirs : les bas-côtés d’une voie ferrée sur un chemin pédestre avec la rivière juste à côté. Bières belges à foison, trois amis. Et Leonard Cohen

Chelsea Hotel se transforme en auberge de jeunesse, en camping, en nuit étoilée selon nos errances mais toujours avec ce même accueil chaleureux.

« We are ugly but we have the music. »

Anecdote : Arena de Genève, concert de Monsieur Cohen. Hallelujah. Deux dames dans la rangée devant nous : « C’est sympa qu’il reprenne du Jeff Buckley… »

Anecdote 2 : je n’ai toujours pas visité New York.

Antony Weber

All I want is you – Barry Louis Polisar

Six cordes, trois accords. Do do sol do, do do ré do. Clong, clong. Et puis une voix légèrement nasillarde, aussi agaçante qu’attachante. Le générique vient à peine de commencer qu’on aime déjà le film en entier. Une adolescente traîne son jeans dans sa banlieue propre, États-Unis et capuchon. Les feuilles tombent au-dessus du drugstore.

If I were a flower growing wild and free
All I’d want is you to be my sweet honey bee

Enfin, une chanson d’amour.

D’amour pour de vrai.

Vraiment, enfin.

Quatre couplets, un refrain, pour avoir quinze ans jusqu’à toujours. Avoir bien plus quinze ans que quand on les avait vraiment. Quatorze, peut être, quelque chose comme ça. Une chanson pour ceux qui préfèrent être amoureux en Converses plutôt qu’en escarpins. Parce qu’on n’a pas toutes envie d’être gracieuses ou mystérieux, fatales ou obséquieuses. Parce qu’on ne ressemble pas toutes, avec notre robe longue, à une aquarelle de Marie Laurencin. L’harmonica, ça fait aimer plus longtemps que les violons. C’est bien pour ça que cette chanson nous rappelle qu’être un amoureux réussi, c’est surtout marcher avec son walkman soudé aux tympans, et être content. Même si ça fait des années qu’on n’a plus ni walkman ni tympans, peu importe, là n’est pas la question.

And if I were a tree growing tall and green
All I’d want is you to shade me and be my leaves

C’est toute l’énergie et la bêtise des amours d’ados, c’est pour ceux qui ont écouté Nirvana alors que Kurt Cobain était déjà mort. Pour celles qui ont mis des jupes par-dessus leur pantalon, pour ceux qui ont mis des clous sur leur Eastpak. Ceux qui ont dragué sur MSN, qui n’ont pas vécu la chute du mur, qui ont, un temps, acheté tous leurs habits deux tailles au-dessus plutôt qu’une taille en dessous. Ceux qui ont aimé un peu tôt, avec trop de sérieux et de désinvolture. Parce qu’à cet âge-là, on ne sait rien faire d’autre que d’être amoureux, sérieux et désinvolte.

All I want is you, will you be my bride
Take me by the hand and stand by my side

Ça voulait aussi dire les débuts des déboires, cigarettes roulées, scarifs et désespoir. L’impertinence des vagues à l’âme. Et pourtant toujours à tue-tête, juste une bande d’indécis déboussolés, mais ô combien persuadés. C’est le sexe avant le droit de vote, le sexe avant le droit aux bars, le sexe tout le temps, sans jamais pouvoir. Serons-nous jamais aussi obsédés et adorables ?

All I want is you, will you stay with me
Hold me in your arms and sway me like the sea

C’est une chanson toute bête pour nous rappeler qu’on est quelques enfants perdus à espérer trouver quelqu’un. Quelqu’un pour jouer de la guitare sur un bord de trottoir plutôt qu’un conjoint pour monter des meubles et faire des apéros dînatoires. Génération Y jusqu’à plus soif, tout plutôt que de faire partie de la confrérie des connards aux verrines. Rien que quelqu’un pour faire l’amour sans jamais changer les draps, on aimerait mieux éviter d’être comme il faut qu’on soit. Pas forcément fiables, pas très impressionnants, ou juste des fois, comme ça, pour jouer. D’histoires d’amour en histoires d’autre chose, on ne se prend toujours pas pour les adultes qu’on est devenus.

Marie D. Hayoz

Manu – Renaud

J’avais quoi ? Onze ou douze ans, il me semble. Et puis quatorze, dix-sept… « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », paraît-il. Parfois si : Renaud, c’était sérieux.

Disons douze ans, donc, ce jour où mon père a lâché : « C’est lui, Renaud. » Sur l’écran, un gars en perfecto et longs cheveux. Je ne sais plus ce qu’il a chanté, mais dès le lendemain, j’ai voulu une cassette, puis une autre. J’ai tout appris par cœur, les cinq albums, de Camarade bourgeois à À quelle heure on arrive, en passant par Laisse béton, Marche à l’ombre, Les Charognards, La Tire à Dédé et des trucs improbables comme La Java sans joie ou Jojo le démago. Tout par cœur, à fond dans le walkman Sony, le blanc. Pas encore Dès que le vent soufflera ni Mistral gagnant, ça viendrait plus tard.

Au sommet, il y avait Manu. Le mec qui a des larmes plein sa bière. Comment dire ce choc ? Quelque chose comme la poésie qui m’éclatait à la gueule. Deux mots, « larmes » et « bière », pour créer un univers. Un bistrot enfumé, un type tatoué qui pleure, et l’autre, maladroit, qui essaie de lui remonter le moral en expliquant qu’une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui reviennent. Va consoler quelqu’un avec ça…

Il disait « gonzesse », il disait « j’me fais chier », « ton grand cœur de grand con »… Je découvrais que la poésie pouvait naître de ces mots qu’on n’osait pas écrire dans les rédactions. Je comprenais que je serais toujours plus ému par un apache qui chiale dans sa chope que par le gentil garçon qui a « puisé à l’encre de tes yeux ». J’avais envie de taper sur l’épaule de tous les Manu que je ne tarderais pas à croiser dans les bistrots, leur dire qu’« on est des loups, faits pour vivre en bande ». Leur répéter les mots de tendresse, de douleur et d’amitié qui emplissaient ces 2 minutes 42 dont je ne me lassais jamais. Je voulais que le monde entier comprenne que tout est là, dans cette simplicité: un accordéon, une guitare, une voix.

Et puis, Renaud, c’était la révolte, la colère, le refus de se taire alors que le monde est si moche. C’était le poing levé contre le pouvoir, l’armée, les flics et les curés, c’était la liberté, l’anarchie… Vous vous moquez ? Allez-y. N’empêche qu’il était mille fois plus rebelle et corrosif que les Kiss et AC/DC des copains. Je ne parle même pas de ceux qui écoutaient Foreigner ou A-ha. À l’époque déjà, je ne leur parlais pas.

Plus tard, il y a eu des ratés. Je n’ai pas aimé Putain de camion, même si je ne pouvais me l’avouer, même si je pleurais en écoutant l’hommage à Coluche. Mais ce n’était plus tout à fait pareil. Peut-être la sortie de l’adolescence, la découverte d’autres horizons, tous ouverts par Renaud. Parce qu’il en parlait en interview, j’ai écouté Higelin et Thiéfaine. La trilogie sacrée de ma jeunesse était en place, qui me permet de me retourner fièrement. Avec Foreigner et A-ha, vous pouvez en dire autant?

Comme il me semblait qu’une grande chanson est avant tout un texte, Gainsbourg, Brel, Ferré, Brassens ont ensuite débarqué. Et Springsteen, que j’essayais de traduire dès mes premiers rudiments d’anglais : alors qu’il était de bon ton de railler ses biscoteaux et de comprendre à l’envers Born in the USA, Renaud affirmait haut et fort son admiration pour le Boss.

J’avais découvert les mots et je tirais ce fil avec bonheur. Bientôt, je laisserais dépasser Les Fleurs du mal de mon blouson de cuir, puis les Illuminations, Les Chants de Maldoror… Tout un univers s’était ouvert à partir de ce Big Bang aux longs cheveux et perfecto.

Tant pis s’il n’est plus aussi flamboyant, si l’alcool a fusillé ses dernières années. Je réécoute cette intro à l’accordéon, ces premiers mots : «Eh, Manu, rentre chez toi, il y a des larmes plein ta bière …» J’ai les cheveux et le bandana qui repoussent.

Eric Bulliard
Février 2014