Les Diapos de Cousumouche
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ligneh
Quelque part
de Cyrille Girardin
 
mis en ligne le 21 décembre 2006
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-   Tu sais où on est?
-   Un peu plus bas qu'avant.
-   Et?
-   C'est beau!

Les deux transpiraient sans excès à côté de leurs vélos; la courte descente les avait rafraîchit. Un vent, à peine un souffle, continuait le travail. Il se glissait avec un léger bruissement entre les herbes montantes et jaunies. Il passait sur les roches rouges qui sont là, présentes, depuis le fond du vallon jusqu'en haut des pentes. C'était un vent chauffé au soleil qui, malgré tout, comme obstiné, comme les gens d'ici, gardait une fraîcheur blanche et fière. Certains pensent que cela vient de l'altitude des hauts-plateaux. Peu importe. Le vent était là, pur, discret, faisant à peine frissonner leur peau.

-   On sort la carte?

Cela venait d'un vieux réflexe, rien de plus. Et ils respiraient le vent, chaud et frais, qui amenait l'odeur de la sécheresse, une odeur de végétation parfumée mais irrémédiablement séchée.

-   Non. On est bien où on est… et j'ai pas envie de lire du cyrillique.

-   Je crois qu'on n'est jamais venu par ici… T'as vu, c’est gentiment la fin du haut-plateau.

Leurs regards prenaient, devant eux, les herbes où étaient couchés leurs vélos puis dépassaient les acacias, innombrables, plantés là, juste en contrebas. Leurs regards portaient sur les plateaux où le soleil se reflétait au loin, ces plateaux que des veines de ravines découpaient pour amener l'eau dans d'autres régions, au Nord, dans les Basses-Terres. Leurs regards partaient comme à un niveau supérieur, vers les sommets plats des montagnes.

Les deux observaient la dernière chaîne de sommets rectangulaires. Il y avait un petit goût d'interdit dans cet horizon.

-   Tu crois que c'est déjà l'Ethiopie là-bas?

-   Je ne sais pas... Sûrement.

Ils ont de nouveau senti le vent sur leur peau.

Alors il a regardé la pente, attentivement, à peine au-dessous d'eux.

-   Regarde là… juste en face… sur la pente, à notre hauteur, il y a une maison!

L'ami a regardé.

-   Ouais, je la vois… et on devine un chemin qui repart en direction d'Asmara…

-   Ah-ha, on va peut-être arriver à le faire, finalement, notre tour!

-   Je sors la carte!

L'ami s'est mis à fouiller dans son sac à dos rouge: il ne restait plus qu'un bout de pain, une bouteille en plastique vide et une autre à moitié pleine, puis le matériel nécessaire pour colmater une chambre à air… mais ils avaient oublié la pompe.

-   Il te reste combien d'eau, toi?

-   Un peu près un litre, je pense.

Il a sorti une immense feuille à peine cartonnée, pliée et repliée pour tenir dans un mouchoir de poche. Ils l'ont déployée entre eux et se ont froncé les sourcils.

-   T'arrives à prononcer ça?

Et du doigt, l'ami a pointé sur  « Шимоя ».

-   Non, mais ça ne change pas grand-chose: on ne sait pas où on est... Et on connaît pas le nom de la maison là-bas… si elle a un nom!

-   Mais si on y arrive, on peut demander et avec la prononciation, on peut peut-être trouver sur la carte! ... Hein?

-   Ok: le "R" retourné se prononce "p" si je me trompe pas… Ou c'est le "B"?

-   Non, ça je suis sûr que cela donne "v"… je m'en souviens, c'est comme en espagnol.

-   Donc ça finit peut-être par "p".

-   C'est déjà un début!

-   Ah, les Soviets, après quinze ans, ils nous les gonflent encore!

Et il a souri sans méchanceté pour regarder à nouveau la maison au milieu de la pente, en face d'eux, un peu en contrebas. L'ami a poursuivi:

-   Regarde! Avant, on était sur ce chemin qui suit le dos de la colline et il devait descendre dans cette vallée, là, à gauche. Comme il partait sur la droite dans une autre vallée, au Nord, on a pris ce sentier qui vient par ici mais qui n'est pas sur la carte. Donc on est plus ou moins ici… en acceptant que les courbes de niveau soient foireuses.

-   Ouais, par-là! Et, sur la carte, il a montré un cercle assez large où tout était vert-jaune. Il a relevé la tête pour regarder, encore une fois, de l'autre côté du vallon la maison au milieu de la pente.

-   On a qu'à aller jusqu'à la maison et le chemin doit repartir en direction d'Asmara… il ne peut aller nulle part ailleurs.

-   Y'a rien sur la carte… mais d'accord!… Par contre, notre sentier s'arrête ici, y'a plus rien après.

-   Et? On n'a qu'à porter les vélos!

-   Les mines, mon gars!… "Pour rester en vie, ne sortez jamais des endroits qui ont déjà été foulés!"

Ils se sont mis à observer précautionneusement autour d'eux. Derrière, le sentier, quelques cailloux qui forment un ruban blanc du haut de la colline jusqu'à eux; devant, l'herbe jaunie qui monte jusqu'aux genoux et, plus loin, un peu plus bas, les acacias, en terrasse, qui descendent jusqu'au fond du vallon.

-   Les mines, les mines, toujours, ces foutues mines! ... On est dans le plus beau coin du monde et on peut à peine… !

Il a soupiré et il a continué:

-   Mais bon: les arbres ont été plantés après l'indépendance, après la première guerre. Il y avait des centaines d'étudiants en vacances pour construire les terrasses et planter tout ça. Donc il ne peut pas y avoir de mines de la première guerre… Et y'a pas eu de combat, ici, en 98 – 2000.

-   La frontière n'est pas loin!

-   Mais y'a rien eu, ici.

-   T'en es sûr?

-   Y'a rien qui montre qu'il y a eu des combats… Tous les arbres sont encore debout!

-   Ça ressemble à une théorie de cul-de-jatte, ta théorie.

-   Regarde la carte, c'est au moins sa seule utilité: le MACC, ils n'ont dessiné aucun champs de mines par ici… le premier, il est au moins à 20 kilomètres!

-   Oui, mais tu sais bien ce qu'a dit Thomas: y'a que 30% des mines qui ont été répertoriées … "Pour rester en vie, ne sortez jamais des endroits qui ont déjà été foulés!"

-   Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait?

-   Il est quelle heure?

-   Je ne sais pas.

-   Au soleil, il est quoi? Trois heures et demie… quatre heures. Il fait nuit dans deux heures… Si on retourne maintenant…

-   Quoi, tu veux faire demi-tour?

-   Je calcule juste. On a commencé à 9 heures; avec les trois pauses, on s'est arrêté peut-être deux heures en tout; donc il nous faut bien quatre à cinq heures pour rentrer… ouais, on est pas vraiment malins… ça va faire un bon bout dans la nuit!... La lune, elle est comment ces jours?

-   Elle était pleine y'a une semaine, je crois… On sera dans le noir complet… Mais regarde, j'te dis, le chemin de la baraque en face, s’il va directement à Asmara, on y est en deux heures… Je le sens bien, je te jure… A mon avis, il va directement à Tsadacristinia.

-   Et les mines?

-   Je marche devant, t'inquiète pas!

-   Pis je raconterai quoi à ta maman, hein? Que je t'ai laissé sauter sur une mine et que j'ai récupéré le vélo?... D'ailleurs, je la connais même pas, ta maman … Bon, viens, on y va, je n'ai pas envie de remonter la colline non plus!

Ils ont bu un peu d'eau et ils ont accroché les vélos sur leurs épaules.

Dans les acacias, le vent frais se faisait beaucoup plus discret et ils transpiraient à grosses gouttes, sautant les petits murets des terrasses. Le cadre du vélo s'écrasait un peu plus sur l'os de la clavicule. Ils descendaient peu à peu et la pente d'en face devenait imposante. Depuis un bon moment, ils n'y distinguaient plus la maison.

-   Ça passe par où tu es?

-   Non plus!

Ils étaient devant un petit précipice, trop raide pour essayer de la descendre. Mais de là, ils voyaient le fond du vallon et le lit d'un ruisseau asséché. Ils se tenaient debout, immobiles, un vélo sur l'épaule, et ils regardaient autour d'eux. Ils respiraient calmement. La lumière était reposante.

-   Bon il faut remonter un peu, ça doit bien passer quelque part!

-   T'as entendu?

-   Entendu quoi?

-  

-   Entendu quoi?

-   Tais-toi … écoute!

Et les deux ont tendu l'oreille. Rien. Un immense silence. Du fond du vallon jusqu'au plus lointain des sommets. Que du silence. Même plus le vent. Pas même un oiseau. Après les guerres, la nature est muette.

-   Qu'est-ce que tu as entendu?

Et d'en face, bien distinct:

-   Tilanio!... Tiliano!

Le vieux leur a montré la petite descente de buissons pour atteindre le lit asséché et maintenait tous les trois remontaient la pente en direction de la maison. Le vieux leur avait même proposé de porter un vélo. Il avait facilement cinquante ans de plus qu'eux mais semblait plus robuste que le roc. De son maigre corps, à travers un tissu rapiécé, on devinait des muscles filamenteux. Il marchait devant, sans un mot. Il grimpait entre les arbustes non pas vite mais efficacement, sans respirer trop fort, sans transpirer. Derrière, en nage, ils haletaient le plus doucement possible.

Au bout d'une demi-heure, la maison a surgi au-dessus d'eux. Que de la pierre, sans ciment, de la terre pour boucher les interstices. Elle fait corps avec ce qui l'entoure. Des poules rachitiques et agitées entraient et sortaient par l'unique porte. Ils ont enfin posé leurs vélos et se sont retournés.

C'était un sourire d'après l'effort, ce large sourire qui prend tout le visage et fait aimer le t-shirt collé dans le dos, le sourire des gens qui ont atteint un sommet, n'importe lequel.

Le vieux était entré dans la maison et les deux amis souriaient en regardant le paysage. Aucune route, aucune habitation. Devant eux, il y avait le vallon qui glissait pour en rejoindre d'autres qui tous partaient vers le nord, vers les Basses Terres, où la chaleur est écrasante. Et la forêt de jeunes acacias d'un vert qui miroitait au soleil. Et la colline où le sentier s'arrêtait à mi-hauteur. Et plus haut, juste sous l'horizon, les hauts-plateaux, majestueux, sans fin. Puis, dans le ciel, les sommets plats, lointains, inaccessibles. Ils souriaient.

Derrière eux, une voix jeune et féminine les a salués:

-   Selam!

-   Selam! C'était les deux amis, en chœur, après s'être retournés, toujours un sourire de profonde béatitude. Kemay alerum?

Leur grammaire approximative et leur prononciation l'avaient fait sourire. Elle était belle. La peau mate, foncé, les traits fins, très nobles, les cheveux tressés en arrière, elle était vêtue de blanc. L'étoffe de sa robe était déchirée et rapiécée avec soin. Elle gardait, malgré tout, cette fierté magnifique qui semblait si naturelle.

-   Tzuboc!

Elle les a invités à entrer.

-   Et on a rien à offrir!

-   On pouvait pas deviner non plus!

Il leur a fallu de longues secondes pour que les yeux s'habituent à l'obscurité. Les poutres, de grosses branches torsadées, les murs irréguliers de pierres plates, empilées, tout était noirci par la fumée d'un foyer posé à même le sol. Le vieux était accroupi juste à côté et ravivait les braises. La jeune femme y a posé une casserole d'eau légèrement saumâtre. Tout le monde s'est assis autour.

Le sol était de terre battue, balayé avec minutie, poli presque comme du marbre. L'unique meuble, une vague étagère faite de planches et de pierres descendait presque jusqu'au sol. Les quelques ustensiles, un pot en argile, cinq petites tasses blanches, des cuillères, un couteau, tout se trouvait à portée de main lorsqu'elle s'activait depuis le petit tabouret. Quand l'eau a commencé de frissonner, elle s'est levée. Elle a saisi, tout en haut, sur la dernière planche, dans l'obscurité presque parfaite, deux boîtes en métal léger qui se vissaient par le haut. De la première, elle a extrait une bonne cuillérée d'un thé vert-brun. Puis, avec beaucoup de précaution, elle a ouvert l'autre boîte. C'était le sucre. Blanc. Cristallin. La boîte était aux trois quarts vide. Avec le sucre, elle a commencé de remplir la première tasse presque jusqu'à la moitié. L'ami a réagi, un peu gêné:

-   No, tjekenele!

Le vieux l'a regardé, les sourcils froncés, puis s'est mis à parler en tigrinya, trop rapidement, trop longuement pour que l'ami y comprenne un seul mot.

-  Tu comprends quelque chose, toi?

-   Non, mais, à mon avis, il veut pas que tu te mêles de la préparation du thé!

-   Mais je ne veux pas de sucre dans mon thé!

-   Tu n'as qu'à lui dire!

-   T'en as de bonnes!

-   Attends!

Il a commencé, avec un fort accent français, à sortir quelques mots en tigrinya.

-   Tu parles tygrinya toi?

-   Pas vraiment et il n'a pas l'air de comprendre

Et le vieux a répondu trois ou quatre mots très secs.

-   J'ai juste compris: "riche".

-   Tu crois que je l'ai vexé?

-   J'en sais rien moi!

L'ami a fait un signe de la tête qui voulait dire tout et n'importe quoi. Cela ressemblait à de la modestie ou à de la reconnaissance. Puis, après un silence:

-   Je ne savais pas que tu parlais tigrinya!

-   Je le parle pas. Je connais quarante mots à tout casser.

La jeune fille avait fini de mettre le sucre dans les tasses et versait maintenant le thé.

Avec ses quarante mots, il a alors demandé comment était la récolte. A chaque fois, il fallait trois ou quatre tentatives pour poser la question puis trois ou quatre reformulations pour vaguement saisir la réponse. Au bout d'un moment, il a compris que les pluies n'ont pas été bonnes mais que, pour eux, il n'y a pas trop de problèmes: ils ont une source au-dessus de la maison. Mais c'est quand même difficile à deux de s'occuper de tout. Son mari à elle, son petit-fils à lui, est à l'armée depuis plus de cinq ans. Ils n'ont jamais reçu de nouvelles.

A chaque instant, le grand-père et la belle-fille se consultaient pour deviner ce qu'il disait et lui traduisait à son ami. Tout cela avait pris le temps de deux tasses de thé et dehors le jour baissait.

- Il faut qu'on y aille!

- Ouais, on y va!

- Tjekenele!

- Tjekenele!

- Gumselka!

- Gumselka!

- Tjekenele!

- Gumselka!

- Tikealdo Asmara?

Et le vieux s'est levé, il est sorti, il a contourné la maison et a montré le seul chemin qui arrivait là. Solennellement, il a annoncé:

- Asmara!

Ils ont encore dit merci et au-revoir et encore merci et ils sont montés sur leurs vélos. La nuit tombait et les jambes étaient lourdes. En silence, ils pédalaient lentement pour pouvoir regarder les dernières lumières sur les sommets, au loin. Autour d'eux, les buissons faisaient des taches sombres et l'humidité du crépuscule leur donnait une odeur particulière.

Ils ont fait la première pause quand ils sont arrivés en haut de la pente, sur le haut-plateau. La nuit était entière, impénétrable. A la seule lueur des étoiles, ils devinaient les cailloux blancs du chemin mais c'était très approximatif. A l'horizon, au sud-est, peut-être à une quinzaine de kilomètres, on apercevait un faible dôme de lumières. Sinon la terre se découpait en noir dans le ciel. Ils buvaient de l'eau et se partageaient ce qu'il restait de pain.

- Il faudra qu'on retourne leur dire bonjour.

- Et avec un kilo de sucre, cette fois-ci. Je déteste arriver les mains vides.

- Du sucre ou du café... Tu crois vraiment qu'elle est mariée ou ils sont ensemble?

- T'es trop con! Oublie!

- Ils avaient l'air de bien s'entendre.

- C'est vrai que ça doit faire bizarre d'être là, juste les deux, comme ça, au milieu de nulle part…

- Ils ont dit qu'ils allaient à Asmara de temps en temps…

- Ils n'avaient pas l'air malheureux.

- Ils n'avaient pas l'air très heureux non plus.

- Tu crois?

- Ils n'ont rien.

- Ouais, mais ils n'avaient pas l'air malheureux!

- J'en sais rien…

- Bon, on y va?

- On y va!

Il commençait à faire froid et la nuit s'étendait de plus en plus loin.

Le sentier s'est élargi pour devenir une route de petites caillasses plus ou moins régulières. Ils y restaient au milieu avec, à gauche et à droite, assez de piste, cette vague lueur blanche, pour ne pas finir dans les champs. Ils voyaient un peu mais sans rien y voir vraiment. Ils n'allaient pas trop vite.

Au bout bon moment, l'ami a senti qu'il était tout seul. Il s'est arrêté.

- Blaise! … Blaise!

Et peut-être à dix mètres, pas plus:

- Je m'arrête juste pour pisser.

Et ils sont repartis en direction d'Asmara.

Ils ne sont jamais retournés à la maison au milieu de la pente.

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