Les Diapos de Cousumouche
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ligneh
Éole devenu fou
de Sophie Lievre
 
mis en ligne le 2 mars 2007
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Pili regarde les vagues assaillir les galets, inlassablement. Elle observe l’écume de rage et la détermination des vagues.

Naïfs sont ceux qui croient pouvoir résister à leur sort. Dans leur combat, n’obéissent-ils pas à leur destin ? Pili accueille vague après vague comme un hôte résigné. À peine a-t-elle le temps de reprendre son souffle qu’elle est à nouveau balayée par les rouleaux de son propre sort.

Elle a appris que la résignation serait sa plus grande liberté. Elle a abandonné toute résistance. Même son corps joue le pantin désarticulé. Aucune grâce dans sa démarche. Elle traîne ses pieds, son sac et ce qui lui reste de dignité à travers les ruelles du village mangé par le soleil. Elle est libre. Les villageois ne s’en doutent pas. Elle se fiche de tout. Tout ce qui les torture.

Tout Tarifa s’est accordé sur ce point. Elle a le mal. Le vent, ici, rend les gens fous. Surtout les jeunes filles. Les hommes, eux, se contentent de boire et de se tuer à la tâche. Les patrons et la main-d’œuvre se moquent des lois sociales. Qu’est-ce qu’ils en savent, ceux de Madrid, ceux de Bruxelles ? Qu’est-ce qu’ils connaissent de cette terre aride qui ne donne rien aisément ? Comment peuvent-ils penser que huit heures suffisent à nourrir une famille ? Si le soleil brûle et consume de ses rayons les cailloux, les hommes et les bêtes de ce bout de pays, s’il s’acharne pendant d’interminables journées, c’est bien pour permettre aux gens d’ici de gratter la terre, d’en cueillir les maigres fruits jusqu’à l’épuisement.

Depuis peu, la mer a allégé leur peine. Elle a séduit les gens du Nord qui viennent pour profiter des vagues et du vent insensé. La richesse est arrivée brusquement. Les Tarifeños ont appris à avoir besoin. Pas de ces besoins primaires avec lesquels ont vécu leurs parents, ces besoins simples qui, une fois satisfaits donnent tant de plaisir. Ils ont appris le besoin inutile, le besoin superflu. Celui qui rend jaloux puis déçu. Celui qui pousse ces fils et filles de paysans à s’endetter pour parader dans leurs plus beaux atours lors de la feria, à laquelle assiste tout le village. Ici l’argent des étrangers aussi rend fou.

Pili songe aux paroles de son père qu’elle prenait au pied de la lettre. Ces paroles rudes qui la hantaient, petite. Elle mangeait des cailloux surchauffés par le soleil, à s'en brûler la bouche. Elle se réveillait en sueur, oppressée. Jeune, son père avait connu la faim, la faim insupportable et incompréhensible après les dures journées de travail aux champs. Il avait depuis su profiter du développement touristique en ouvrant un bar face à la mer, mais la période de vaches maigres l’avait marqué à vie. Il répétait chaque soir après le repas et jusqu’à son dernier soir : Aujourd’hui on a mangé. Pour demain, on verra.

Rares sont les villageois qui comprennent la passion des touristes pour cette terre caillouteuse fouettée par le vent. Ces grands blonds, rouges ou pelés, qui viennent pour le vent qui rend fou, le vent qui pousse les jeunes filles par la fenêtre. Mais les vikings repartent avant d’attraper le mal. Ici seuls les animaux semblent étrangement sereins, impassibles face au souffle qui les harcèle depuis toujours, insensibles à l’éternelle lutte que se livrent les deux concurrents. Un jour, le Levante gagne la bataille, juste le temps pour le Poniente de préparer sa revanche. Pour la population, aucune accalmie, aucun répit. Les vents sont infatigables.

De l’autre côté du détroit, les hommes qui se rencontrent dans la médina demandent des nouvelles de la famille, des enfants, ils vont bien, grâce à Dieu. De ce côté, les vents entêtants s’immiscent dans toutes les conversations.

Pili a trouvé la solution, ne plus offrir de prise. Elle se laisse ballotter, se promène au gré du vent. S’il veut l’emmener vers l’Est, elle ira. Aujourd’hui, il la pousse vers les terres, ce sera sa destination.

C’est le printemps, dans les champs grenat paissent les chevaux et les taureaux. Le vent impétueux fait danser les arbres et se balancer les frondaisons, tantôt à la manière d’un gracieux ballet, tantôt dans une lutte qui plie, couche et blesse la végétation. Ce combat évoque en elle les mouvements rudes de la danse, la colère et l’émotion profonde du cante flamenco.

Elle suit la ligne des crêtes où rien ne pousse à part ces nouveaux moulins d’acier, gigantesques, qui ont remplacé ceux de Cervantes. De là-haut, Pili voit les lumières de Ceuta et, à droite, celles de Tanger. Son regard traverse à nouveau le détroit, croise les ferrys en partance pour l’Afrique, puis s’arrête sur les lumières du port. À peine plus à gauche, il lui semble apercevoir les débris d’une chaloupe. Quelques malheureux Maliens qui n’iront pas plus loin. Les eaux démontées de l’Atlantique guerroient celles de la Méditerranée. Leur lutte incessante offre peu de considération pour les désespérés sur leur coquille de noix qu’un caprice d’éole retourne d’un souffle sur la surface de l’eau. Les vagues en furie se fracassent sur les rochers du phare au rythme du cajón.

Son village, autrefois repris aux Maures dans une lutte sans merci, est devenu terre de départ vers un Nord plus prometteur, puis terre de transit dont les lumières indécentes jusqu’à l’obscène attirent les frêles embarcations d’hommes remplis d’espoir.

Tarifa aux corps déchiquetés et aux danses envoûtantes, où la douleur du chant gitan couvre le cri des naufragés. Tarifa, terre où éole est devenu fou.

 


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