Les Diapos de Cousumouche
petits textes pris sur le vif, juste pour le plaisir
retour à la liste des diapos
ligneh
Voyage désorganisé
de Patrick Chambettaz
mis en ligne le 13 mars 2009
télécharger le fichier pdf
                        

Nos deux Jeeps bombaient à travers la muraille végétale comme des projectiles. Voilà plusieurs heures que nous nous enfoncions dans cette forêt indomptée. À ce moment de la journée, on ne discernait plus guère si le soleil déclinait encore ou s’il avait déjà cédé la place à l’astre lunaire. L’opacité dans laquelle nous étions pour ainsi dire moulés était si intense qu’elle en devenait palpable. Seuls les cônes entrecroisés de nos phares transperçaient ce solide gélatineux, révélant les feuillages profus qui s’élançaient en tous sens, et d’où s’envolaient des fulgurances multicolores et moult cris non identifiés.

Nous avions débarqué la veille, en début d’après-midi, d’un aéroplane qui nous avait secoués dans les nues atlantiques – c’était Jérôme qui avait organisé le transport en se fiant à une compagnie pêchée sur Internet. Pas fâché de retrouver le plancher des vaches, je n’en avais pas moins éprouvé une sorte d’angoisse en respirant l’air suffocant qui accablait le tarmac. D’immenses nuages ventripotents promenaient leur grisaille sur la ville, faisant planer comme une menace indistincte. Une vieille camionnette brinquebalante nous avait ensuite conduits à l’hôtel, où Jérôme et moi avions passé la nuit à préparer notre excursion motorisée sous les regards vigilants de Marcelle et Sidonie. Ces deux aventurières en herbe nous avaient accompagnés parce qu’elles étaient convaincues qu’il fallait vivre dangereusement pour vivre vraiment – à moins qu’elles n’eussent tout bêtement un faible pour nous.

Tout en fonçant dans l’obscurité grouillante, donnant des coups de volant de-ci de-là, au gré des cahots du véhicule, j’apercevais à quelques mètres devant moi les cheveux ébouriffés de Jérôme qui s’échappaient de sa casquette de toile kaki. Ses épaules larges et rondes contrastaient avec l’étroitesse de la silhouette de Sidonie, assise à côté de lui.

J’essayais tant bien que mal de me maintenir dans leur sillage. Mes poignets encaissaient chaque secousse en m’envoyant une décharge jusqu’aux coudes, mais je m’accrochais. Pour rien au monde je n’aurais voulu me ridiculiser devant Marcelle, qui se tenait à ma droite et se cramponnait au tableau de bord. Ses longs cheveux clairs venaient régulièrement frôler ma joue sous l’effet des mouvements désordonnés de la Jeep, et ce contact fugace et involontaire me rassurait sans que je susse exactement pourquoi.

Tout à coup, la Terre s’arrêta de tourner! Un fracas infernal envahit ma tête. Mes doigts s’arrachèrent du volant. Marcelle se renversa sur moi, son dos s’écrasant sur ma poitrine et le haut de son crâne heurtant ma mâchoire. J’essayai de me dégager pour l’aider, mais il m’était impossible de bouger. Je baissai le regard : ma jambe gauche était encastrée dans la tôle froissée de la portière. Cependant je ne ressentais aucune douleur, ce qui excluait à mon avis tout risque de fracture.

Tandis que Jérôme et Sidonie se précipitaient pour constater les dégâts, je me rendis compte que leur Jeep s’était embourbée… et que je l’avais emboutie par l’arrière!

Ma voisine s’était déjà ressaisie et poussait des cris d’orfraie. Impudique, elle tâtait toutes les parties de son corps afin de s’assurer qu’il était intact. Pendant que Sidonie entreprenait de la calmer, Jérôme se munit du manche d’un cric déniché dans sa Jeep. En quelques torsions, il redressa la portière qui coinçait ma jambe. Je pus alors la retirer : elle ne portait ni plaies ni contusions. Soulagés, nous nous mîmes en devoir de rasséréner nos compagnes de voyage avant de dresser un état des lieux.

Par chance, les véhicules n’avaient pas trop souffert de la collision. Dégager la première Jeep du bourbier ne devrait pas poser de problème, car nous étions équipés entre autres de plaques d’acier prévues à cet effet. Afin de digérer nos émotions, nous décidâmes toutefois de rester ici pour la nuit.

Nous sortîmes donc nos deux tentes des Jeeps et cherchâmes un emplacement adéquat. Il s’agissait de tentes igloo, automatiques, dont le montage était l’affaire de quelques secondes. Elles n’avaient plus rien à voir avec les canadiennes gris-vert que je me souvenais avoir édifiées, au prix de mille efforts, à l’époque de mon service militaire. Adieu sardines, piquets et autres cordes! Le progrès avait du bon… Et puis nous avions aussi chacun notre sac de couchage sarcophage – un nom qui sonnait à mes oreilles comme un mauvais augure et me filait des frissons. C’est finalement dans un léger renfoncement, entre deux troncs tortueux, que nous prîmes nos quartiers.

Une fois installés, nous consultâmes la carte d’état-major sur laquelle Jérôme avait tracé notre itinéraire au gros feutre rouge, afin d’être fixés sur notre prochaine étape. Nous avions voulu faire l’économie d’un appareil de navigation par GPS et d’un guide, confiants dans le métier et les certitudes de notre ami, qui avait déjà parcouru la planète. Par ailleurs, ce choix nous avait semblé plus “authentique”.

Avant l’extinction des feux, en bons mâles protecteurs que nous estimions être, Jérôme et moi nous enquîmes de la santé de Marcelle et Sidonie. Elles nous confirmèrent que tout allait bien, et c’est tous quatre persuadés qu’une nuit de repos nous requinquerait que nous gagnâmes nos couches respectives. Par souci de bienséance, je partageais une des tentes avec Jérôme, l’autre étant réservée aux filles.

Des piaillements insistants m’extirpèrent d’un rêve où je courais à perdre haleine, poursuivi par une ribambelle d’ennemis indéterminés. Un coup d’œil sur mon bracelet-montre m’apprit que l’aube n’était pas loin. Jérôme dormait comme un loir. Je me dépliai pour sortir de la tente. L’atmosphère suintait de partout. J’eus le souffle coupé pendant un bref laps de temps, puis mon organisme s’adapta à cet environnement hostile. Manifestement, les filles elles aussi en écrasaient encore. Je profitai de cette solitude provisoire pour faire mes ablutions matinales en toute discrétion.

En renfilant mon pantalon de randonnée, je remarquai un renflement au niveau de mon tibia gauche, précisément là où la tôle de la Jeep avait appuyé. À y regarder de plus près, les tons bleus caractéristiques d’un hématome commençaient à poindre sur la peau tendue. Je n’y prêtai pas plus d’attention, certain que cette ecchymose disparaîtrait après être passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Comme je regagnais le campement, je vis mes compagnons procéder à leur tour au rituel du lever matinal. À part moi, personne ne semblait avoir subi de séquelles de la collision. Aussi jugeai-je inutile de leur parler de mon petit bobo.

Nous reprîmes la route, galvanisés par le sommeil engrangé et les barres de céréales ingurgitées. Conséquence de l’incident de la veille, nous roulions à vitesse réduite, anxieux d’arriver à destination sains et saufs. Les paroles se faisaient rares, comme si les mots avaient été des obstacles supplémentaires. De temps en temps, nous nous arrêtions afin de nous assurer que nous suivions la bonne direction, de nous sustenter et de détendre nos membres. C’est pendant l’une de ces haltes que j’eus l’impression d’avoir le pied gauche particulièrement serré dans ma chaussure montante. Assis sur une vieille souche recouverte de mousse verdâtre, je retroussai péniblement le bas de mon pantalon et fus saisi de terreur. Ma jambe avait triplé de volume à partir du genou! Elle ne formait plus qu’un bloc avec mon pied, gonflé lui aussi. En somme, je n’avais plus de chevilles. Cette masse cylindrique luisait comme la peau d’un dauphin, tellement l’épiderme était étiré, et les zones qui avaient encaissé le choc viraient au violet.

Me voyant ainsi affairé, Jérôme et les deux filles s’approchèrent et contemplèrent l’objet de mon tourment. Chacun y alla de son observation et de son remède de grand-mère. Toutefois, vu notre position géographique, les mesures de premier secours étaient limitées. Une friction à l’onguent caprin, dont Sidonie emportait un pot où qu’elle aille, constitua un pis-aller. Mes rares notions médicales m’incitèrent à garder ensuite autant que possible ma jambe étendue, afin d’éviter que mon pied n’enflât davantage. Ainsi, Marcelle prit le volant de la seconde Jeep et je m’affalai à l’arrière, en travers de la banquette. Comme nous progressions dans la jungle, mes craintes redoublèrent envers les périls qui nous entouraient, à commencer par les moustiques, vecteurs d’infections et autres saloperies. Qu’est-ce qui m’avait pris de sortir de mon cocon helvétique? Des perroquets et des pyramides, je pouvais aussi en voir en restant chez moi, il me suffisait d’empoigner la télécommande!

La journée tirait à sa fin quand une clairière nous apparut sous les frondaisons tombantes. Ce fut comme si nous revenions au monde. Jérôme stoppa son véhicule et nous fit signe de l’imiter. Je compris son initiative en apercevant, à l’orée opposée, une concentration de huttes qui m’avait tout l’air d’être un village. Sans aller jusqu’à imaginer qu’il disposât d’un cabinet médical, d’un laboratoire de radiologie ou d’un bloc opératoire, je me mis à espérer qu’il s’y trouvait peut-être un homme médecine capable de me remettre d’aplomb. Nous laissâmes les Jeeps en bordure de la clairière et marchâmes à la rencontre de cette peuplade.

Les hommes s’avancèrent les premiers, méfiants mais sans crainte, curieux mais sans naïveté. Derrière eux, les femmes, les enfants et quelques vieillards patientaient, circonspects. Dans son espagnol acquis aux cours du soir, Sidonie s’efforça de leur expliquer, d’une part, le but de notre épopée et, d’autre part, la raison de notre halte, en désignant ma jambe énorme en guise d’illustration. L’un des enfants, que son audace avait poussé à se glisser parmi les grands, tendit l’index dans ma direction et s’exclama :

Es Bigfoot!

Apparemment, leur éloignement de la civilisation ne les empêchait pas d’être au fait de certaines légendes modernes… Tout le monde s’esclaffa, mes compagnons comme les indigènes. Ces derniers répétaient les mots de l’enfant en se regardant et en montrant mon “grand pied” du doigt… En dépit des conditions sanitaires qui étaient les leurs et que je supposais sommaires, ils avaient tous les dents très blanches, que le teint mat et cuivré de leur peau faisait ressortir encore plus. Les hommes portaient une manière de pagne et d’innombrables bracelets aux poignets et aux chevilles, la plupart confectionnés au moyen de lianes tressées et de pierres bariolées. Quant aux femmes, qui s’étaient approchées à la faveur de la franche rigolade qui animait l’assemblée, suivies des petits et des ancêtres, elles étaient vêtues de courtes robes de cuir beige clair, sur lesquelles se déroulaient de magnifiques motifs polychromes.

Après avoir retrouvé son sérieux, Sidonie demanda à celui qui semblait être leur porte-parole, ou leur chef – quoique son apparence ne se distinguât en rien de celle de ses compatriotes –, s’ils pouvaient faire quelque chose pour el pobre Bigfoot ! Moi qui m’attendais à voir ma jambe malmenée par un horrible chaman centenaire et édenté, quelle ne fut pas ma surprise quand une jeune femme, visiblement intimidée à en juger par la façon dont elle détournait le regard, sortit du rang et vint me prendre la main! Elle m’entraîna promptement à sa suite et j’emboîtai le pas derrière elle en adressant un regard d’impuissance à mes camarades, restés plantés devant les autres membres de la tribu. À ma connaissance, il n’y avait plus de mœurs anthropophages dans la région depuis belle lurette...

Obéissant comme un enfant penaud, je me laissais conduire par la demoiselle. Je ne voyais que son interminable chevelure de jais se balancer au rythme de son allure. Néanmoins, j’avais eu le temps de noter les lignes harmonieuses de son visage, son nez légèrement busqué, et surtout les deux billes foncées qui brillaient au fond de ses orbites ombrées.

Sans ralentir le moindrement, elle me fit entrer dans une hutte de paille et m’invita à m’allonger sur un tapis de couvertures entassées dans un coin, à la lueur d’une chandelle souffreteuse. Les ténèbres qui régnaient autour de celle-ci m’engluèrent aussi sûrement que l’aurait fait une mare de pétrole. Je revis les yeux de mon hôtesse, qui me couvaient avec aménité, et son sourire censé m’inspirer confiance quand elle s’accroupit à côté de moi, un bol en terre cuite dans le creux de ses mains. J’y perçus confusément une bouillie marron, informe… Alors que la guérisseuse appliquait précautionneusement cette matière sur mon ecchymose, je vis des sortes de grumeaux se tortiller en toute autonomie sur ma peau. Doutant de mes sens, envisageant un accès de fièvre ou n’importe quelle autre source d’hallucination, je me penchai en avant afin de voir de plus près ce qui était en train de me chatouiller… Des sangsues!

Les bestioles s’en donnaient à cœur joie de sucer avidement mon sang. J’amorçai un geste pour les chasser, mais la femme retint mon bras d’une poigne ferme. Dans la foulée, elle me colla un gobelet, en terre cuite lui aussi, sur les lèvres en me tenant la nuque pour me contraindre à boire son contenu tiède et nauséabond. Mon esprit cartésien me dictait de me rebiffer, mais une force supérieure me soumettait à cette sylphide du Nouveau Monde. J’avalai la mixture d’un trait, non sans avoir eu le temps d’en sentir l’âcreté. Après quoi, je sombrai vite dans un puits d’inconscience intermittente et agitée.

Durant une période dont je serais bien incapable d’évaluer l’étendue, l’enchanteresse demeura à mes côtés, me parlant à voix basse comme une maman soucieuse de calmer les peurs de son bébé. Elle allait parfois jusqu’à saisir ma main et la caresser comme s’il s’était agi d’un petit chat au poil duveteux. Cette plage de quiétude fut toutefois entrecoupée de moments d’épouvante, par exemple lorsque je reçus la visite d’ectoplasmes – les mêmes que, nourrisson, je me figurais dans les formes tortueuses dessinées par les lignes du bois sur l’armoire qu’on avait placée au pied de mon berceau, et peut-être d’ailleurs venaient-ils de ce lointain passé.

Je finis par reprendre conscience de l’espace et du temps comme au sortir d’un rêve nébuleux. J’étais trempé de sueur et j’avais la bouche plus sèche que la surface de la Lune. La jeune femme, qui se tenait assise au bord du lit, me tendit une coupelle pleine d’un liquide indéfini. Animé d’un réflexe de méfiance, j’en reniflai l’odeur : de l’eau. Je bus aussitôt à grandes gorgées. L’indigène me désigna ensuite la jambe qu’elle avait soignée afin de me faire voir le résultat de son traitement. De fait, l’épanchement s’était réduit et seule subsistait une tache lie-de-vin qui représentait à peu près un papillon en vol. Après m’être confondu en remerciements, je me levai maladroitement. Je titubais comme si j’avais perdu le sens de l’équilibre pendant mon “absence”, soit que j’eus abusé de la station couchée, soit que les substances que la femme m’avait fait absorber produisirent des effets secondaires. Elle m’offrit alors son bras et m’accompagna lentement jusqu’à l’air libre.

Aveuglé par un éblouissement subit, je fus pris de panique, mais mon ange gardien m’apaisa d’une pression de ses doigts effilés. Passé une phase d’accoutumance, j’ouvris les yeux en grand et jetai un regard circulaire sur la place du village. Tous les habitants s’étaient réunis pour assister au spectacle du jour : la renaissance de Bigfoot ! Et de ce public se détacha bientôt un groupe en lequel je reconnus mes compagnons de voyage. Ils paraissaient tous trois hilares, sans doute joyeux de me revoir sur pied. Au milieu de leurs exclamations entremêlées, je crus comprendre qu’ils étaient allés voir les pyramides sans moi. L’endroit n’en était pas très distant et plusieurs villageois s’étaient gentiment proposés de les y accompagner.

À tour de rôle ou parfois d’une seule et même voix, Marcelle, Jérôme et Sidonie me racontèrent les pyramides, leur majesté, les degrés de pierre lépreuse conduisant aux temples dressés à leur sommet, la vue grandiose, le poids des siècles, les statues et autres traces du peuple oublié qui les avait érigées. Ils ne m’épargnèrent pas les regrets que mon absence leur avait causé – “Oh! quel dommage que tu aies raté ça!...” Moi, j’acquiesçais en arborant une mine déçue, feinte en vérité, car de regret je n’en avais aucun. Seulement, j’avais décidé de leur taire la sublimité des instants que j’avais vécus en communion avec mon hôtesse et avec moi-même, préférant garder pour moi ces heures délicates.

Ayant achevé leurs dissertations, mes amis soulignèrent quand même que ma jambe blessée avait retrouvé son aspect normal, hormis la moucheture qui trahissait le point d’impact principal.

Après les adieux d’usage, Jérôme distribuant quelques coupures aux autochtones en guise de reconnaissance, les deux filles et lui se dirigèrent vers les Jeeps. Quant à moi, je fis une volte-face afin de repérer ma guérisseuse dans la multitude. Cela ne me fut pas difficile, car elle se tenait à l’écart, les yeux posés sur moi comme une mère qui regarde son enfant quitter le foyer. De toute évidence, elle avait plusieurs années de moins que moi, pourtant je ne pouvais me départir de l’impression qu’il y avait entre nous un rapport filial. Je marchai vers elle et pris ses mains dans les miennes, avant de lui parler de toutes ces choses que l’on ne dit jamais, que l’on croit comprises par autrui sur la base de nos gestes, de nos regards ou de nos actes. À cette femme qui ne comprenait pas un traître mot de ma langue, je dévoilai tout ce que je ressentais à son égard, et à l’égard de mes parents, de mes amis, de mes amours. Soudain, je crus voir des larmes perler aux coins de ses yeux sombres. Bouleversé, je la serrai dans mes bras et lui susurrai encore quelques paroles tendres au creux de l’oreille, caressant les cheveux qui épousaient les contours de sa nuque. Puis je me retournai et courus en direction des véhicules.

Sans commentaire, Jérôme et Marcelle démarrèrent dès que je les eus rejoints. Les Jeeps suivirent nos propres empreintes dans le sens inverse et, après une nuit sous tente, nous arrivâmes sur un semblant de route goudronnée – signe de la proximité d’une ville digne de ce nom. Nous ne discutions plus beaucoup, comme si notre séparation passagère nous avait éloignés les uns des autres, ou en tout cas eux trois de moi. Enfin, toutes formalités réglées, un vol sans histoire nous ramena au pays.

Par acquit de conscience, je pris sans tarder rendez-vous chez mon généraliste. Très succinctement, je lui narrai ma mésaventure et l’épisode des sangsues. Il me déclara que l’initiative de l’aborigène avait tout bonnement sauvé ma jambe. En effet, l’action des vers avait éliminé le sang coagulé qui s’accumulait dans les tissus et qui, en séchant, aurait pu se nécroser et provoquer une gangrène. Joli programme! En outre, il me confirma que l’hématome était bien résorbé. Selon lui, j’en serais quitte pour une marque bordeaux qui s’atténuerait avec les années.

Tranquillisé, je rentrai chez moi en me préparant à reprendre le collier le lendemain. J’eus tôt fait de retrouver alors mes habitudes et la routine quotidienne. Néanmoins, j’avais la sensation bizarre de ne pas être revenu entier de mon voyage, gardant le sentiment d’avoir laissé là-bas une portion de mon âme, quelque part dans une clairière près des pyramides, dans la pénombre tremblante d’une hutte anonyme, sous le regard bienveillant d’une inconnue au sourire mystérieux.