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Chapitre VII |
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Épisode 023 |
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Ici tout était immense, démesuré. Un corridor partageait l’appartement en deux comme une raie au milieu d’une chevelure sombre et épaisse. De chaque côté, des portes entrouvertes débouchaient sur une enfilade de pièces qui jouaient à cache-cache avec ses habitants. Les habitués savaient parfaitement éviter les pièges du jeu. Mais le visiteur égaré, le téméraire qui pensait pouvoir se passer de guide ou le timide qui n’osait pas demander où sont les toilettes, se retrouvaient prisonnier de ce labyrinthe. Partout, des plafonds qui disparaissaient dans la nuit et des fenêtres austères qui jaillissaient des murs comme des rectangles de lune. Pendant des heures, Lilie restait immobile, le visage collé contre les vitres à observer les mouvements de la ville. Une fillette emmurée qui regarde le monde extérieur suivre ses propres règles. Des règles déconcertantes. Voitures qui klaxonnent sans motif, conducteurs pressés qui sortent de leur véhicule pour s’élever contre les lubies d’un de leurs congénères. Disputes, bagarres. Mots qui font mal. Juste derrière le square, un feu rouge bloque la circulation du Boulevard des Philosophes. Vers cinq heures du soir, les files de voitures s’agglutinent devant cet obstacle qui semble pulser comme un gros cour permettant aux artères de fonctionner. Un peu comme la grosse voix de ses cauchemars, celle qui enfle et se dégonfle. Lilie connaissait les moindres fissures de l’asphalte, les pièges à bruit, ceux qui arrivent à percer la garde des doubles vitrages, ceux qui menacent de briser la toile qu’elle avait finement tissée depuis cinq ans. Ici, elle vivait dans un monde de portes et de fenêtres fermées. Un monde de dedans. Ses rancours étaient sourdes, ses peines muettes. Peut-être qu’elle ne savait plus parler. A force de se taire. Depuis si longtemps. Parfois, elle articulait quelques syllabes, juste pour entendre des sons qui sortaient de sa bouche. Mais ensuite, elle courait se réfugier pendant des heures dans son placard pour expier sa faute. « Si tu parles, je te tue. » Cette phrase résonnait dans tout son être comme une tumeur insidieuse qui au cours des mois grignote du terrain, avide de cellules fraîches. Maria commençait à s’inquiéter. La pendule de la cuisine indiquait onze heures trente. Cela faisait trois heures que Lilie s’était enfermée dans le placard. Le docteur lui avait dit : « Lorsque Lilie s’échappe pour être seule, il faut la laisser. N’essayez pas de la retenir. Ces moments sont nécessaires pour qu’elle puisse s’acheminer vers la guérison. » Maria soupira, s’acheminer vers la guérison ! C’était bien du jargon de toubib. Elle connaissait sa Lilie, après des heures d’enfermement, elle sortait du placard complètement déboussolée, fuyant les fenêtres comme si elles ravivaient une douleur exacerbée par son séjour dans le noir. S’acheminer vers la guérison, tu parles ! Lilie était plutôt en train de perdre la boule, et Maria n’allait pas la laisser se détruire. D’un pas décidé, elle quitta la cuisine et se dirigea vers la chambre de Lilie. |
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