Chapitre II

Épisode 007

22h12. J’éteins mon ordinateur et je m’éclipse. Plus personne ne passe la tête par la porte de mon bureau. J’en déduis d’un commun accord avec moi-même que je ne dois plus servir à grand-chose.

Le boulevard Carl-Vogt s’étire dans la nuit. J’hésite un instant à prendre le pont Sous-terre, à remonter vers le quatre pièces de la Servette que je partage avec ma douce et son môme. Puis, je me dis que je n’ai nulle envie de lire le message assassin que Valentine a dû laisser sur mon oreiller et encore moins de tomber sur la belle-mère. Elle joue facilement les reproches ambulants la vieille. Elle me ferait de doux yeux tout en glissant dans la conversation combien elle souffre du dos et combien ses rendez-vous de physio lui sont essentiels.

Alors pourquoi pas chez moi ? Dans le studio des Eaux-Vives où je me garde une petite place au chaud parce que Valentine ne veut pas que nous emménagions ensemble – rapport à P’tit-Ju que ça pourrait perturber, bien que, de fait, je passe six nuits sur sept dans ce lit qu’elle déserte plus souvent que moi, et que le déjeuner, ce n’est pas souvent elle qui se le tartine ! – Mais non, mon studio ne me dit rien non plus, pas maintenant.

Yvan, mon colocataire ou plutôt le type que j’eus le malheur un jour d’héberger et qui, depuis, s’ingénie à ne pas retrouver la sortie, se pousse pourtant sur le divan et me laisse le plumard sans faire d’histoires à chaque fois que je me pointe, que j’aie prévenu ou pas. Je ne risque pas non plus de le retrouver avec une fille. Les relations humaines de base, telles que téléphoner à son médecin quand on a mal au ventre ou à sa mère le jour de son anniversaire constituent pour lui des efforts approchant le surhumain, alors entretenir des rapports de séduction...

Non, je partage mon studio avec un cérébral de 33 ans qui ne fait guère fructifier l’intérieur de son caleçon. À se demander d’ailleurs si Yvan s’est rendu compte que cette partie flottante de son anatomie permet de satisfaire des besoins autres qu’urinaires.

J’aime bien Yvan. Parce qu’il a des théories plein le crâne, parce qu’il suit ses lubies jusqu’au bout de la nuit, à en oublier la nourriture et le sommeil, parce qu’il est passionné et curieux jusqu’à plus soif. Mais ce soir, j’avoue humblement que les questions cruciales telles que le stockage de la mémoire humaine, la sous-utilisation des données, les modifications génétiques et l’influence de la technologie sur le devenir de l’humanité ne me tentaient guère. Parfois, aucun de mes deux chez moi ne me tend les bras.

La proximité et l’indécision aidant, je me dirige d’un pas mou vers l’arrière-cour discrète où la femme de Claude Pelletier et ses quatre sœurs tiennent un restaurant tout à fait illégal et parfaitement délicieux. Souvent, mon brave vieux pote de Pelletier est là à se remplir la panse avec l’un ou l’autre de ses beaux-frères.

Ébéniste, le Pelletier. Un amoureux du travail bien fait, de l’armoire ciselée et du buffet de style. Il bosse à son rythme en roulant ses clopes. Il bosse quand il a envie. Il ne gagne rien. Ou peu. Son épouse gagne mieux. Ca le gêne peut-être un peu. Pas vraiment. Pelletier aime sa vie et ce qu’il en fait, pas ce qu’elle rapporte. C’est pour cela qu’on était devenu copain lui et moi, pour cela que j’allais mettre le nez dans l’antre de son épouse dans l’espoir de le dénicher.

Chance. Il est là. Assis sous les néons, dans l’escalier. Il taille un bateau dans un morceau de bois, à l’opinel, sous les yeux émerveillés de son fils. Trois copeaux encore. Une main tendre pour éparpiller les cheveux du bambin.

– Va jouer, maintenant.

À dix heures et demie du soir... Les heures de coucher des mômes Pelletier m’étonneront toujours. Claude se lève, déplie son grand corps avec une grimace qui sent la courbature. Il sourit beau, comme un baume sur une soirée mal engagée.

– Une bière, on va dire ?

– Une bière, on va dire.