Chapitre II

Épisode 009

Je traîne Pelletier jusqu’au quai du Mont-Blanc et je n’irais pas jusqu’à dire qu’il apprécie. Mais il me suit et je ne lui en demande pas plus. Les vitriers ont fini le travail en fin d’après-midi, et, en soirée, Pernilla a terminé de passer la pièce au peigne fin, de relever empreintes et poussières diverses pour un résultat des plus aléatoires. Elle bougonnait au téléphone, la brave Pernilla. Elle avait passé une journée entière le nez au sol pour presque rien. La direction du Noga-Hilton n’attendait que son aval pour mandater une équipe de nettoyage. Tout devait être remis en ordre au plus vite, avant le matin si possible.

C’est pour cela que je suis venu. Pour voir le jeu des silhouettes. Le tueur pouvait-il reconnaître Rollin-Lachenal ? Car s’il ne le pouvait pas...

– Il a peut-être tiré au hasard, le gars. Il voulait abattre une huile, n’importe laquelle, histoire de faire parler de lui.

Il est télépathe, Pelletier ou quoi ? Mais mon cerveau ne turbine pas mal non plus ; en trois secondes, j’ai trouvé la riposte.

– Et il aurait justement descendu l’organisateur de la soirée ? C’est un peu gros comme coïncidence...

Pelletier veut répondre, mais comme je marche cinq pas devant lui et qu’il commence à s’essouffler, excès de clopes oblige, il me réserve les gémonies pour plus tard. D’ailleurs, nous arrivons.

En face du Noga-Hilton. Le quai se prolonge en esplanade. Les marchands de glace et les forains viennent s’installer l’été. Je m’approche du trottoir puis je me recule lentement vers le lac, les yeux sur la baie vitrée du premier étage. L’intérieur est illuminé.

Je suis à la place du tueur et j’écarquille les yeux.

– On voit rien, dit Pelletier.

Le résumé est laconique, mais assez juste. Il faut vraiment que quelqu’un passe tout près des fenêtres pour qu’on puisse distinguer une corpulence, une silhouette générale. On peu s’imaginer tirer, bien sûr, viser la tête ou le cœur, mais mettre un nom sur ces ombres chinoises, je doute fort.

– Tu penses que si j’allais jouer aux marionnettes avec les autres, tu me reconnaîtrais ?

Pelletier se roule une cigarette, hausse les épaules.

– Faut voir...

– Eh bien, on va bien voir...

Je traverse le quai et je me rends à la réception. J’ai ma carte sur moi, et malgré mon air égaré et mon haleine parfumée au houblon, on ne fait pas d’histoires. Les hôtels de luxe sont toujours coopératifs quand on ne se propose pas de perturber la clientèle.

À l’étage, j’effraie les quelques dames énergiques et messieurs effacés d’origines diverses qui s’échinent sur balais et serpillières. Je m’avance vers la baie vitrée. Pelletier se détache de la nuit. On voit tout, trop bien, trop nettement. Non seulement je distingue le visage de Claude, mais je devine qu’il fait la gueule. Et alors l’angoisse me monte au ventre. Si Rollin-Lachenal était bien, là, à ma place, il a sans doute vu son meurtrier.

Il a vu son meurtrier et il n’a pas crié.