Chapitre II

Épisode 010

Je redescends les marches, pensif. J’en oublie même de saluer le réceptionniste. Les idées se bousculent dans ma tête et je ne sais pas quoi faire de ma découverte. Pelletier m’attend sur le trottoir et ne me laisse pas ouvrir la bouche.

– Bon, on blablatera plus tard, parce que là j’ai trop soif et trop froid pour être courtois.

Faute de mieux, et avec une pensée pour le défunt Amalgam qui embellissait quelque peu nos virées aux Pâquis, nous entrons au Grand-Duke. En attendant mon tour au bar, je me dis que les quartiers dans lesquels nous avons perdu nos comptoirs deviennent forts tristes à nos yeux. S’asseoir dans un pub sans âme ampute la convivialité de moitié.

Quand enfin je pose les canettes sur la table, Pelletier se saisit de la sienne et l’ampute d’un tiers d’une gorgée sûre. Juste à côté, des joueurs de fléchettes commentent leur partie un peu trop fort. Je les observe, je me tourne sur mon siège. Mes pensées ne se précisent pas.

– T’as pas l’air bien tout à coup, me dit Pelletier.

Je dis la baie vitrée, le jeu des lumières, le tueur visible, forcément visible, sans lui faire grand effet.

– Là tu déconnes, Joss, il pouvait regarder partout ailleurs.

– Un type qui épaule une arme juste en face, il ne pouvait pas le manquer.

– Il avait bu, il avait peut-être les yeux dans le vague. Le ciel, le lac, il y a autre chose à observer que les passants. Sérieusement, tu suis une intuition à deux balles. Tu étais impressionné d’être à la place du mort c’est tout, et tu accordes trop d’importance à tes intuitions, mais demain, quand tu réfléchiras posément, tu reconnaîtras que j’ai raison.

Je bougonne. J’ai l’impression d’être dans le vrai. Mais je ne pourrais jamais étayer mon idée. Pourtant, je sais. Je sais que Rollin-Lachenal a pu voir les traits de son meurtrier et j’ai l’impression qu’il s’agit d’un paramètre important.

– Et toi ?

– Quoi, moi ?

– Tu m’as reconnu à la fenêtre ?

Pelletier a l’air ennuyé.

– Je ne sais pas… Bien sûr j’ai repéré ta silhouette parmi celle des nettoyeurs, mais j’ai envie de dire que ce n’était pas difficile ; tu dois tous les dépasser d’une bonne tête. Mais t’aurais-je reconnu sans savoir que tu allais te pointer à la fenêtre ?… Désolé, mais je ne sais pas.

– Alors, il n’y a qu’une explication, Claude. Le meurtrier a tiré sur Rollin-Lachenal parce qu’il savait qu’il allait se pointer à la fenêtre. Il n’avait pas à vérifier, il savait que c’était lui, comme tu savais que j’allais apparaître.

– Mais comment ?

– C’est là toute la question. Si on part du principe que le meurtrier ne s’est pas trompé de cible et que c’est à Rollin-Lachenal qu’il en voulait, il suivait un plan précis. Rollin-Lachenal devait s’approcher de la fenêtre, à une heure ou selon un rituel déterminé. L’heure, un geste, une autre présence aux fenêtres… Le tueur recevait un signal et, du même coup, il était certain de tirer sur la bonne personne.

– J’ai compris, Joss… Mais ça ne répond pas à ma question. Comment savoir que Rollin-Lachenal irait contempler le lac ?