Chapitre III

Épisode 012

– On a retrouvé l’arme.

Si Darbellay n’avait pris l’habitude de passer dans mon bureau, je devrais attendre le rapport pour être mis au courant.

– Où ça ?

– Dans le lac. Une carabine impressionnante. Tu t’y connais un peu ?

– Non. Je sais à quoi ça sert. Ca me suffit.

– Une arme, c’est presque une carte d’identité, c’est comme le choix de la bouteille quand tu dois amener du pinard à tes hôtes, ça te traduit, ça t’explique, ça t’identifie.

– Et tu l’as identifié ?

J’ai tort d’être acide. C’est à cause d’hier soir, et de cette stupide dispute. Darbellay est bien le seul à me sourire le matin, à me considérer comme un égal. Il a ses raisons sans doute, ses attentes. N’empêche qu’il est là, et qu’il demeure imperméable à mon ironie, le brave.

– Une arme magnifique. Rapidité et précision. Et personnalisée avec ça, rabotée, faite pour la main de son maître.

– Une arme de tueur, quoi...

– Mieux que ça. Presque une arme de compétition. Ce qui me surprend, c’est qu’il l’ait balancée à la flotte.

– Il n’allait pas s’enfuir avec...

– Bien sûr, mais il a dû ressentir un sacré pincement au cœur. Le jeu devait en valoir la chandelle, je suppose...J’ai comme l’impression que ce mec-là, ce n’est pas du gibier pour nous, pas le genre de type qu’on sache traquer.

– Tu penses à un règlement de compte ?

– Je ne sais pas à quoi je pense mais je n’aime pas ça.

Quand Darbellay montre un signe de faiblesse, mes tripes se nouent plus sûrement que les siennes. Ce type n’est pas du genre impressionnable, il est fait de roches, de vignes et de montagnes. Campé sur ses jambes. Une force de la nature, on dit. Avec des yeux qui en ont pas mal vu. Il y a en lui l’autorité calme de celui qui sait. Darbellay avait écumé Genève, sa ville d’adoption, avec une abnégation peu commune ; il connaissait les rats de bistrots, les paumés des vieux quartiers, il appelait les putes par leur prénom, mais il savait aussi tâter de la vieille à tea-room de Champel, il connaissait les pépés de la Migros de la Jonction comme les vignerons de Satigny ou les avocats de Cologny. Il les avait rencontrés, il les avait écoutés ; il s’en était imprégné sans jamais les croire, méfiant comme un fils de paysan. Il savait cette ville depuis vingt ans. Il en était déroutant d’équilibre.

Darbellay se passe le dos de la main sur la joue. Râpeuse. Une barbe de trois jours toujours. Darbellay n’est jamais rasé de frais ni franchement barbu. Il arbore toujours un air vaguement débraillé, vaguement réveillé.

– Flic, à force, c’est comme tous les autres boulots. Y’a des routines, des trucs à ne pas oublier, des questions à poser. Et puis, un jour, une affaire te déboussole. Tu ne peux pas la ranger dans une catégorie... Tu ne comprends pas la logique.

La logique, il me semble la comprendre à peu près. Un crime de fric. Un concurrent jaloux où sur le point d’être ruiné. Rollin-Lachenal annonçait des résultats inespérés, des possibilités de fusion, des partenariats. Ce genre de triomphalisme fait forcément des envieux. Je ne dis rien. Ou plutôt j’embraie sur autre chose...

– Moi, ce qui m’étonne, dis-je en m’attribuant honteusement les illuminations de Pelletier, c’est que le tireur ait pu savoir que Rollin-Lachenal allait venir à la fenêtre.

Darbellay me regarde avec une lueur dans les yeux qui n’est pas désagréable.

– Tu as remarqué aussi ?

Je me racle la gorge en essayant de prendre une pose de type modeste et intelligent. Je ne suis pas sûr que le résultat soit à la hauteur, mais Darbellay s’en fiche. Il regarde sa montre.

– C’est l’heure du rapport, dit-il, tu en parleras toi-même aux autres ; ça te changera de ton carnet de notes...

Je n’ai pas pensé à refuser.