Chapitre III

Épisode 015

Rivaz ne semble pas troublé par l’attitude de Darbellay, il sourit même, un sourire que je trouve un brin moqueur. Il ouvre calmement son nectar et s’en verse une larme, maître du temps. Et Darbellay continue, pugnace.

– Expliquez-moi pourquoi vous tenez tant à nous dépeindre un Rollin-Lachenal aux abois alors qu’il se préparait justement à avaler un de vos clients...

Le verre de whisky s’arrête un instant au bord des lèvres de Rivaz.

– Vous faites allusion à Magrot-Tardelli ? Cette fusion n’est qu’une fable, cher Monsieur. Gilles Magrot estime, en parfait accord avec mes conseils, que toute reprise est prématurée et serait contre-productive. L’entreprise est en pleine croissance mais elle n’a pas encore suffisamment fiabilisé sa clientèle pour qu’une cotation en bourse ou l’affiliation à un organisme bancaire ne soit interprétée comme une preuve de faiblesse. Il en faut peu pour perdre des contrats et pour effrayer la clientèle, vous savez ! Gilles Magrot ne commettrait jamais pareille erreur.

– Et Marco Tardelli ?

– Quoi, Marco Tardelli ?

– Vous m’abreuvez de l’opinion de Gilles Magrot. Et moi, je vous demande ce qu’en pense Marco Tardelli.

Rivaz est gêné. Il n’en perd pas ses moyens pour autant, mais il est gêné. Darbellay, l’a senti lui aussi ; il est un peu penché en avant, aux aguets. Il attend la faille.

– Marco Tardelli n’a pas à intervenir dans les questions stratégiques... Je le respecte d’ailleurs parfaitement, je dirais même que je l’admire sur bien des points. C’est un esprit brillant, inventif, ingénieux, mais dépourvu de tout talent de gestionnaire. Or, si l’inventivité est nécessaire pour créer des produits qui répondent aux besoins du marché, le sens de la mesure et des prévisions à long terme l’est également pour faire survivre une entreprise. À Marco Tardelli le soin de créer les produits, à Gilles Magrot celui de les promouvoir et de positionner la société.

– C’est pourtant bien Tardelli qui a négocié...

– Je l’ai lu dans les journaux; mais je ne peux que vous répéter qu’il n’est pas dans les attributions de Marco Tardelli – et je cite là des dispositions contractuelles – de négocier quoi que ce soit sans l’accord écrit de Gilles Magrot.

– En gros, vous m’expliquez que Tardelli est sous tutelle. Que le vrai patron, c’est Magrot...

– Non. Je vous explique que les deux fondateurs de cette société ont des spécialités différentes. Chacun a besoin des talents de l’autre. Ils le savent... Ils s’apprécient et se respectent.

– Ils se respectent si bien que Tardelli a conclu un accord sans l’aval de son associé.

– Je vous répète qu’un accord de ce type n’aurait pu se passer de l’approbation de Gilles Magrot. Croyez-moi, ce n’est là que du vent.

– Du vent dont trois cent personnes peuvent témoigner...

– J’ai une certaine connaissance du monde financier, cher Monsieur, et la cérémonie organisée par Rollin-Lachenal ne mérite d’autres qualificatifs que celui de mascarade désespérée... Croyez-moi, vous vous leurrez à son sujet. Il bénéficie aujourd’hui de l’émotion, de l’effet de manche accentué par le deuil... Mais les marchés reprendront vite pied, vous verrez.

– Et qu’en pense Magrot ?

– Gilles Magrot est en vacances et...

– Oui, oui, je sais aux Seychelles ! Mais vous n’allez pas me faire croire que vous n’avez pas son numéro de portable et que vous ne l’avez pas prévenu des frasques de son associé. D’ailleurs, avez-vous des nouvelles récentes de Tardelli ? Nous n’arrivons pas à prendre contact avec lui.

– Il arrive assez souvent à Marco Tardelli de disparaître deux ou plusieurs jours. Ceux qui prennent des rendez-vous avec lui s’arrachent parfois les cheveux. En ce qui me concerne, je n’ai pas de relations régulières avec lui. J’ai bien entendu tenté de lui téléphoner quand j’ai appris ce pseudo-accord par la presse, mais je n’ai pas eu plus de chance que vous. Je reconnais que mon interlocuteur privilégié est Gilles Magrot.

– Ça, nous l’avions compris, dit Darbellay en se levant. Je vous conseille d’ailleurs de dire à votre interlocuteur privilégié qu’il ferait bien d’écourter ses vacances. Nous pourrions avoir besoin de lui.

Il tend la main. Rivaz est un peu raide, un peu froid. Je le salue à mon tour. Ses yeux sont vides.

– Et de vous également, ajoute Darbellay avant de quitter la pièce.

Pierre Rivaz referme la porte derrière nous presque délicatement. Je me demande si notre visite l’a troublé ou seulement agacé. Darbellay descend les marches quatre à quatre.

– Je peux pas blairer ce genre de type !

– Tu penses qu’il a quelque chose à se reprocher ?

– Tu connais quelqu’un qui n’a rien à se reprocher ? Tu poses parfois de ces questions à la con, mon pauvre Joss !