Chapitre IV

Épisode 016

En me ramenant boulevard Carl-Vogt, Darbellay ne songe déjà plus à Rivaz. J’essaie bien de lui poser quelques questions, mais il a la tête à la suite. La suite, c’est Yvette Rollin-Lachenal. Madame la veuve s’est jusqu’alors abritée derrière le choc pour en dire le moins possible. Mais aujourd’hui, Darbellay a reçu le feu vert pour la grande séance de questions. Je ne suis évidemment pas convié. Pas de débutant dans la maison du mort, mais les vieux à la peau dure, Chappuis et Darbellay. Deux éléphants dans une villa endeuillée... Je ne les imagine pas à la hauteur des circonstances ; peut-être simplement parce que j’aurais bien aimé faire partie du voyage, mettre des visages sur les membres de la famille Rollin-Lachenal. Tant pis.

J’ai quelques rapports sur mon bureau, de quoi faire semblant de passer le temps. Je ne me sens pas glisser, mais je crois bien que je somnole lorsqu’elle entre dans la pièce.

Elle ne fait pas de bruit, mince, vive, menue, comme une souris grise sous la pluie. Un blouson, un foulard, un sac des Andes, un jean ; et pourtant une certaine recherche, une douce féminité de l’ensemble. Elle est pâle, fatiguée, mais son visage se réveille, se nettoie de vie aussitôt qu’elle sourit, même d’un pauvre sourire, d’un sourire d’habitude ; même la petite moue qui accompagne son « non merci » quand je lui propose un café la rajeunit tout entière.

Elle dépose son parapluie, prend le temps de regarder autour d’elle. La plupart des visiteurs sont, stressés, remontés, inquiets, endeuillés, enfouis si profonds en eux-mêmes, submergés par leurs craintes, qu’ils ne s’occupent pas des décorations. Elle, elle s’imprègne du lieu. Elle a appris à prendre son temps. Je lis comme un petit dédain esthétique dans ses yeux. Je ne sais pas si les hôtels de police se doivent d’être accueillants, mais Carl-Vogt fait parfois penser à un centre de torture est-allemand. Et alors qu’elle me regarde, ni vraiment déçue ni vraiment curieuse, j’ai l’impression d’avoir été repeint en noir et blanc.

– Je m’appelle Hortense Courtois.

Petite Hortense, amusante Hortense, fragile Hortense. Quel âge, Hortense ? vingt-six, trente-deux ans. Difficile à dire. Un petit corps fin qui devait être la réplique fidèle de ses dix-huit ans à un petit supplément de fesses près, un sourire qui masque les rides, deux sur le front, qui doivent marquer leur territoire lorsqu’elle se fâche, et comme une étincelle de malice, des petits traits à l’épingle autour des yeux. J’observe, j’apprends, je ne sais pas si Darbellay serait fier de mes conclusions, mais je penche pour les trente-deux ans.

– Le Monsieur à l’entrée m’a conseillé de m’adresser à vous.

– À moi ?

C’est la meilleure, celle-là. Je ne suis spécialiste de rien. Je n’ai rien à dire et je ne sais pas par quel bout commencer. Hortense me facilite la tâche. Brave Hortense !

– Oui... Il a dit que vous étiez le seul enquêteur présent... Pour l’affaire Rollin-Lachenal.

Je note la promotion au passage et je bombe un peu le torse.

– Je vous écoute...

Intelligent, ça comme réplique ! La pauvre Hortense écarquille les yeux, mais il en faut plus que mon incompétence pour la déstabiliser.

– Je suis la petite amie de Marco Tardelli et... et je crois bien qu’il a disparu.