Chapitre IV

Épisode 019

– Oh, la conne !

Darbellay est remonté comme une hélice et ses considérations baignent dans le fendant actif. Il me tend un paquet de feuilles quadrillées plus ou moins froissées sur lesquelles il a relevé le témoignage de Yvonne Rollin-Lachenal, la veuve. La veuve qu’il faut prendre avec des pincettes. Les témoins ne l’épargnent pas, Yvonne. Si Rollin-Lachenal était considéré de haut, un peu usé, un peu compassé, on lui passait son orgueil poussiéreux et ses crises d’autorité. Yvonne par contre n’est guère aimée. Ça suinte entre les lignes. Elle parle un peu haut, elle attire un peu trop l’attention. On lui pardonnait moins facilement d’être trop colorée qu’à son époux d’être trop gris... Mais de là à dire comme Darbellay.

– La conne, la conne, la conne...

– Pas commode ?

– Elle l’a statufié, sculpté dans du 24 carats. Elle nous a tout dit, qu’il était soucieux des pauvres, de ses concurrents, que les autres le jalousaient et qu’il aimait tout le monde... Pas moyen d’en tirer la moindre piste... Mais moi, je ne peux pas travailler avec ça ; j’ai besoin de savoir avec qui Rollin-Lachenal était fâché, comment il s’entendait avec elle, avec les enfants, s’il leur parlait de ses affaires... Les saints ne se font pas buter que je sache ! Il y a quelques années, des rumeurs avaient couru sur un enfant illégitime. À l’époque, La Suisse, avait pondu un article sur le sujet, il était normal que je revienne là-dessus, ne serait-ce que pour enterrer la piste une fois pour toutes, mais je n’ai pas pu commencer ma phrase qu’elle sortait son mouchoir et qu’elle me jouait la scène du malaise... Trois fois, alors que j’y mettais vraiment les formes, trois fois elle m’a parlé de mes chefs. Et je te jure qu’elle est tout à fait capable d’écrire des lettres de protestation jusqu’au conseil d’État.

– Tu penses sérieusement à une histoire d’adultère ?

– Je pense sérieusement à tout.

– Avec un professionnel au bout du fusil ?

– Écoute bien, Joss ; tu n’as ni l’âge ni le calibre pour te permettre de juger une situation en disant « ça à l’air de... » Sais-tu l’endroit au monde où tu risques le plus de te faire abattre ? Dans ta famille, mon petit père ! Tu peux aller te promener dans les bas-fonds de Mexico, de New York ou de Manille et tu prendras statistiquement moins de risque qu’en restant les bras croisés devant ta télé. La trahison, la honte, l’humiliation suintent dans toutes les rues du canton. Elles portent la mort en germe. Alors, la famille on la cuisine à petit feu, sans trêve, parce qu’on ne peut jamais la mettre hors de cause !

Quand Darbellay a l’œil qui brille, il n’est guère utile de lui donner la réplique. Je rengaine donc mon histoire d’Hortense Courtois, tandis qu’il mouline du postillon avec, au fond de l’œil, l’espèce de froide méchanceté qui point souvent dans le vin blanc. Je lui prépare un café à tout hasard, en me disant que ça ne peut pas lui faire de mal.

– Tu as quand même appris quelque chose sur le fonctionnement de la banque ?

– Du vent. Les enfants se tenaient derrière leur mère, prêt à mordre si j’avais fait mine d’écorner l’image du mort. Surtout la fille. Le fils avait l’air de s’en foutre un peu. J’ai l’impression qu’il est un peu imperméable à la notion de travail. Un bon à rien dans toute sa splendeur.