Chapitre IV

Épisode 020

Et Darbellay me détaille à grands traits rageurs une famille qui parle à mi-voix dans de vastes pièces vides, fruit d’une de ces interminables lignées de banquiers protestants, avides d’argent mais avares de luxe.

Xavier Rollin-Lachenal avait 56 ans. Il était au bout de sa gloire même s’il faisait tout pour ne pas se l’avouer. Sportif, les tempes grisonnantes, pas encore gras du bide, il portait beau et passait du temps dans les fitness. Il avait couru le Morat-Fribourg en 1 heure 36 l’année précédente, un temps plus que correct. Mais dans son domaine, il avait trois révolutions de retard. Il ne connaissait rien à l’informatique et peinait à se familiariser aux marchés émergents. Dans sa famille, personne ne lui faisait la moindre objection, n’osait le moindre conseil. Le fils, Christian, ne passait le seuil de la banque que pour demander de l’argent. Il dépensait des fortunes en futilités et passait son temps à jouer au golf avec une congrégation d’oisifs un peu tristes. Il se donnait des airs mais n’était pas crédible. Il manquait d’intelligence et de prestance Avant de répondre aux questions de Darbellay, il regardait invariablement sa mère. La fille, Sylvia, s’était formée dans la concurrence, chez Pictet, chez Lombard. Elle avait, selon ses anciens collègues, de très grandes compétences en gestion de fortune, mais Rollin-Lachenal ne voulait pas l’engager, ni la soutenir pour qu’elle obtienne un poste à responsabilités. Il disait que la finance était un milieu trop violent pour une femme. Elle s’exprimait à petites phrases courtes, que sa mère précisait ou commentait à tout bout de champ.

Darbellay soupire. Il plonge enfin le mufle dans son café. Il s’enfile la tasse en deux gorgées. Sa peau paraît se détendre, son visage perd un peu de l’expression aiguisée, mauvaise que lui donnait le vin blanc.

– Et aucun des deux ne se révolte. Ils ont 25 ans et ils acceptent qu’on leur dicte leur vie.

– Tu les crois sincères ? Ils admiraient vraiment leur père ?

– Je ne sais pas. Avec Yvonne à la manœuvre, on ne peut rien savoir. Il faudrait que je les convoque un par un pour comprendre ce qu’ils ont dans le ventre. Mais ça va encore faire des histoires. Et moi, en attendant, je dois faire avec ce qu’ils me disent. C’est bien là, le problème ; on ne peut rien jeter de ce qu’on entend. On note, on empile et ça fait des traits de trop sur le portrait. Et moi, je vais perdre des heures à démêler tout ça, à préciser l’image, à comprendre où était la faille et qui pouvait en vouloir à ce prétendu saint. Tout ça à cause de cette marâtre autoritaire… Quelle conne !

Ô long et tortueux chemin qui mène à l’invective première, ô prodigieux raccourci mental tout nimbé du malsain produit des vignes valaisannes ; qui vous louera à votre juste valeur ? Et Darbellay repart, à grands pas, emportant avec lui son furieux monologue, sans imaginer que je puisse avoir quelque chose à lui apprendre.

Alors je vais voir Chappuis pour lui demander conseil. Après s’être arraché les cheveux par touffes à la vue des manquements aux procédures répétés – il souligne le mot – qui ont émaillé mon entretien avec Hortense Courtois, il se fend de quatre lignes standards qui feront office d’avis de recherche. D’ici quelques heures, tous les flics de Romandie auront le signalement de Tardelli sur leur bureau. Je remercie le brave pinailleur dans les formes et je quitte les lieux avec une dernière pensée pour Hortense et une première pour Valentine. Puis, je longe l’Arve à petits pas en rêvant d’une douce réconciliation.