Chapitre V

Épisode 021

Un double coup de sonnette. Mon plus beau sourire, un bouquet de fleurs à vous faire des courants d’air dans le portefeuille, j’étais paré pour la séance d’excuses préludes à la séance câlins.

La baby-sitter m’ouvre avec une expression de lassitude molle. Elle mâche son chewing-gum en me regardant à peine. Son masticage est la seule preuve de son existence. Ce mollusque amorphe ne daigne pas dire bonjour. J’entends la télé qui hurle au salon les clips de MTV. Comme je lui demande ce qu’elle fout là, elle me dit que Valentine a dû partir pour son travail et qu’elle lui a demandé de garder P’tit-Ju jusqu’à mon retour. Je maudis mentalement ce furoncle à pattes et je lui offre une rétribution indigne de la répulsion qu’elle m’inspire. Elle déserte sans dire merci. Je coupe la télé et je pousse jusqu’à la chambre de P’tit-Ju.

Il joue aux legos. Sa ville du futur commence à avoir de la gueule. Je le lui dis. Il sourit.

– On est tous les deux ce soir ?

– Ouais.

– Qu’est-ce que tu me fais à manger ?

– Je te propose une grosse platée de spaghettis bolognaises, et d’abord, une virée au vidéoclub. Ça te dit ?

– Chouette. On invite quelqu’un ?

Aussitôt, je pense à Griotte. Griotte, c’est ma pote. Elle connaît ma vie depuis mes vingt ans et je connais la sienne depuis pareil. Son mari la délaisse autant que mon amour s’autorise à m’oublier. Le boulot, lui aussi. Il a de meilleures excuses que Valentine. Il s’use les nerfs dans la politique. Député, syndicaliste, il défie le monde et les patrons alors que je me contente de vomir devant le téléjournal. Il monte au front, il signe des pétitions, il appelle au boycott, désespérément sincère et presque admirable. Un brave type. Et beau en prime. Il a collé trois mômes à ma Griotte. Trois. Coup sur coup. Façon mitraillette. Et maintenant, il oublie de les aimer, il oublie de les voir grandir pour s’occuper du monde.

Ça ne manque pas. Griotte est en solo chez elle avec ses trois petits monstres. Elle accepte le plan spaghettis, me promet qu’elle sortira un bon rouge de sa cave. Oh, la cave de Griotte ! Si son vaillant époux écluse sans sourciller les récoltes de blancs des coteaux genevois, Griotte parcourt les caves les plus secrètes à la recherche d’un petit cru à marier avec tel ou tel plat, et elle se trompe rarement sur les unions.

P’tit-Ju et moi, on s’attaque à la cuisine. On se fait chialer un coup avec les oignons, juste pour rire. Dès que la casserole est sur la plaque, on enfile nos vestes et on file au sprint jusqu’au vidéoclub. Il choisit trois films. Moi aussi. On ne verra jamais tout. C’est du gaspillage. Pas grave. C’est un petit moment de frénésie, de bonheur partagé, un moment où j’ai envie de le serrer tout contre mon cœur et de l’appeler fiston.

On remonte. L’eau bout à peine. Belle performance. À toute allure, on coupe les tomates et les poivrons, parce qu’on peine à penser à tout, parce qu’il y a toujours quelque chose à rajouter dans nos bouffes. Du basilic pour le goût, un peu de romarin aussi. Les pâtes plongent dans la casserole et, miracle, on sonne à la porte !