Chapitre V

Épisode 022

Quand j’ouvre, je regrette un instant mon invitation. J’aurais pu me caler dans mon canapé avec un bon bouquin au lieu de subir ce rodéo. Les mômes de Griotte, rien ne les effraie. Ils se cognent les uns sur les autres à longueur de temps, et quand ils se liguent, ils sont plus efficaces qu’un nuage de sauterelles. Ils ne sont pas entrés qu’ils traversent et retraversent le salon de Valentine au triple galop. Il fait chaud au pays des poteries et des bibelots. Ça fait rire Griotte, c’est toujours ça de pris.

– Ça va, toi ?

– C’est un peu la merde, mais ça va. Et toi ?

– Pareil.

On bourre les mômes de spaghettis et de glace à la pistache dans l’espoir de les calmer. Peine perdue, ils digèrent mieux que nous, les monstres. Ce n’est que vers 22 heures, à la fin du film, entre le dernier morceau de bravoure du héros et les cinq minutes de morale romantique qu’ils se décident à fermer les yeux en chœur, témoignant en l’occurrence d’un bon goût certain.

Nous les emballons tendrement dans des couvertures et nous opérons une retraite stratégique dans la cuisine où nous nous octroyons le droit de nous pochetronner un peu.

Griotte et moi parlons de nos amours stagnantes en vidant du rouge par petites gorgées ; et puis de la vie, des amis, des temps qui passent de plus en plus vite et qui nous semblent de moins en moins féconds, enfin de tout ce qui fait une discussion de pré-vieux cons, en avalant deux ou trois bières pour la soif. Tant qu’on en rit, ce n’est pas bien grave !

– J’ai eu Pelletier au téléphone.

– Qu’est-ce qu’il te voulait, le brave Claude ?

– Que je garde un des siens vendredi prochain... Il m’a dit que tu l’avais traîné de nuit jusqu’au Noga Hilton...

– Oui, c’était à cause du banquier... T’es au courant ?

Question idiote. Griotte lit les journaux ; chaque matin devant son café, elle avale l’actualité du jour une bonne fois pour toutes. Souvent, c’est là qu’elle apprend où son cher et tendre a passé la soirée, parce que sa photo s’étale, avec le masque à la fois grave et serein propre aux politiciens, dans l’une des rubriques locales. D’ailleurs la voilà qui sort de son sac une page du Courrier...

– Je l’ai découpé en pensant que ça t’intéresserait...

L’article, qu’elle a encadré en rouge, est titré ; « Une mort fructueuse ». Il indique en huit lignes que depuis le décès de son président et principal actionnaire, les actions Rollin-Lachenal ont grimpé significativement. 35% de gain après deux jours. Et les investisseurs prévoient une hausse plus forte encore d’ici la fin de la semaine. Le journaliste attribue cette tendance aux excellents résultats annoncés par le défunt, ainsi que par la gestion ad intérim de la banque par Wilfried Kirschtein, un as de la finance que Rollin-Lachenal avait recruté à grands bruits et qu’il n’avait pas laissé libre de ses mouvements de son vivant.

– Je ne comprendrai jamais rien à la bourse, dit Griotte. Même mort, ce type trouve moyen de faire des affaires.

Moi, c’est un nombre qui me danse sous les yeux.

– 35%... Ça doit se chiffrer en millions...