Chapitre V

Épisode 023

– Des millions, voilà un mobile tout trouvé, dit Griotte...

– Oui, sauf que le meurtre ne change rien.

C’était bien le problème. La montée en bourse était due à l’annonce de la fusion et des bons résultats ; en aucun cas à l’assassinat de Rollin-Lachenal. Si je me fiais à mes connaissances en la matière, la bourse aurait dû réagir à l’assassinat par le repli. Les marchés détestent les turbulences et l’incertitude. La logique aurait voulu que les actions prennent du plomb dans l’aile. Était-ce qu’escomptait le commanditaire ? Mais si l’on voulait empêcher Rollin-Lachenal de rebondir et qu’on disposait d’un tireur d’élite pour le faire taire, pourquoi attendre l’annonce ? Il était plus facile de l’abattre avant ; encore qu’aucune balle ne pouvait empêcher bien longtemps la publication des résultats de la banque.

Non, la réaction de la bourse ne prouvait rien, sinon que l’annonce de Rollin-Lachenal était complètement inattendue, même pour les investisseurs, et que le décès du patriarche n’inquiétait pas grand-monde. Sa succession était bien réglée et Wilfried Kirschteim semblait apprécié par les milieux financiers.

Avec Griotte nous nous torturons quelque peu les méninges sur des hypothèses farfelues incluant la CIA, Ben Laden et des extraterrestres, puis nous nous en lassons et nous parlons d’autres choses, des amis qui divorcent, de ceux qui ne changent pas, de ceux qui ont l’air heureux... Et, quand Griotte décrète qu’il est tard et qu’elle n’en croit pas sa montre, nous n’avons plus le courage de réveiller les enfants. Elle se glisse alors dans le lit de Valentine et je m’installe sur le canapé du salon.

Je fais la crêpe une bonne demi-heure, mais peine perdue. J’ai beau être crevé et passablement alcoolisé, je n’arrive pas à m’endormir. Alors je rallume et je m’emploie à ranger un peu, à laver la vaisselle, enfin à prendre de l’avance sur ce que j’oublierai de faire demain et qui me sera vertement reproché. Les mains dans l’évier et les yeux à demi-ouverts je récure machinalement et je médite encore sur ces actions qui montent, qui montent.

Xavier Rollin-Lachenal avait réussi un coup de maître, certes, il avait pris tout le monde à contre-pied... Mais qu’avait-il à y gagner ? Pourquoi s’être laissé enterrer par la rumeur publique ? Ses actions étaient alors tombées bien bas, sa réputation en pâtissait ; tout Genève se moquait de lui... N’était-ce qu’un péché d’orgueil, l’occasion de fomenter une petite vengeance ? J’ai peine à croire qu’un banquier conservateur, un adepte des méthodes à l’ancienne joue avec sa propre disgrâce... À moins que... Pour mieux approcher Tardelli, peut-être... C’est comme une vague lumière qui s’allume alors que l’eau souillée glougloute au fond de l’évier. Tout n’est pas clair dans mon esprit, loin de là, mais j’imagine bien Rollin-Lachenal peaufiner sa fusion, se faire passer pour un moribond sans envergure pour mieux bouffer Magrot-Tardelli...

Oui, peut-être fallait-il renverser la perspective... On n’avait pas abattu Rollin-Lachenal pour empêcher sa banque de retrouver le succès, personne ne l’aurait pu, mais bien pour ne pas que Tardelli le rejoigne.

Que fera Tardelli, à présent que son interlocuteur a passé l’arme à gauche ? Sera-t-il tout de même lié par son contrat, en profitera-t-il pour faire machine arrière ? J’ai comme l’impression que ce fichu Tardelli est au cœur de l’histoire, et cette nuit, alors que je décompte amèrement le peu d’heures qu’il me reste à dormir, il me tarde autant qu’Hortense de le retrouver.