Chapitre VI

Épisode 030

L’homme était affalé sur un vieux fauteuil, son bras droit pendait, touchait le sol. Une large tache de sang poisseuse formait comme une croûte sur le sol. Il était mort. Mort. Je détourne les yeux. C’est le visage contracté, figé, les yeux vides mais ouverts, cherchant une lumière qu’ils ne verraient plus jamais, qui me révulsent ; c’est la peau, qu’on aurait dit parcheminée, sèche, que je n’arrive pas à regarder... Je n’ai jamais tant compris qu’à cet instant que nous sommes faits de liquide... Les chairs, nos corps, ne sont que des coutures, une frêle enveloppe qui retient notre vie, qui l’empêche de se mêler au flux du monde, de couler avec tout le reste du trottoir à l’égout... Je... Bon dieu...

– Ça va, Joss ?

Darbellay me tapote la joue sans trop de délicatesse, tandis que je m’adosse au mur. Je n’ai jamais vu de cadavre. Jamais je n’ai eu le cran de m’approcher d’un cercueil ouvert. C’est plus fort que moi. La mort est un miroir que je ne veux pas voir. Darbellay compose un numéro sur son portable.

– Pernilla ? C’est Michel. Tu peux prévenir les autres et préparer tes ustensiles... Je crois qu’on a retrouvé Marco Tardelli.

Tardelli ? Tardelli. Darbellay énumère les détails techniques, fiable, tranquille. J’essaie de penser à Hortense Courtois, à faire des liens, à comprendre ce qu’a bien pu faire Tardelli pour se retrouver dans cet immeuble miteux et s’asseoir devant un verre avec son assassin. Car c’est bien cela, il y a une bouteille de whisky sur la table, un verre... Tiens, un seul verre. L’assassin aura sans doute lavé le sien ou alors... Ce n’est pas la peine, je n’arrive pas à réfléchir.

Pernilla arrive comme une tornade, munie de sa mallette et d’un kebab gras avec toutes sortes de sauces. Elle mastique avec application, s’imprègne des lieux, impassible. La mort est son territoire. Cette femme blonde aux épaules larges et à la peau constellée de rougeurs ne paie pas de mine, mais elle sait faire parler les lieux, les corps, les poussières comme personne.

Pernilla enfile un gant et commence à recueillir des éléments dont elle seule peut concevoir l’intérêt tout en terminant son kebab avec une satisfaction évidente. Tarantini arrive à son tour. Il roule des épaules et ne fait guère de cas du cadavre.

– Tu me prouves que c’est bien Tardelli, dit-il à Pernilla, j’attends une confirmation de la brigade financière et je me les fais ; vous entendez, je me les fais...

Pernilla prend le cadavre à bras le corps tandis que je reste là, livide, collé contre mon mur. Elle fait peu de cas des envolées de Tarantini ni de l’état du corps. Elle n’est pas née impressionnable, Pernilla.

– Dès que j’obtiendrai le dossier dentaire, je te dis ça avec certitude, mais en tout cas, ce cadavre a des papiers au nom de Tardelli, et, pour autant qu’on puisse en juger, la photo est ressemblante.

Elle tend le document à Tarantini qui serre le poing en signe de victoire. Pas besoin d’être devin pour comprendre que la soirée va être longue pour Pierre Rivaz et que le retour de vacances de Magrot s’annonce un brin difficile.

Quand Pernilla se met à examiner le corps d’un peu trop près, je sors, pas bien fier et pas bien sûr de mes jambes. Ma montre me dit qu’il n’est pas encore trop tard et qu’il me faut un petit réconfort avant de rentrer. Une petite bière avec Pelletier ? Je crois l’avoir méritée.