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Chapitre VIII Épisode 041 |
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Presque une semaine que je n’ai plus mis les pieds dans mon appartement des Eaux-Vives. Je me dis qu’il est plus que temps. Le frigo doit être vide depuis deux jours au moins et je suis sûr qu’Yvan mourrait d’inanition avant de descendre à la Coop. Quand j’entre, il ne m’entend pas. Normal, il écoute un peu trop fort sa musique méditative tibétaine. Il prétend que ça le détend ; moi ça me donne envie de m’enfoncer des piques de fer dans les oreilles où de filer au monastère pour revendiquer mon droit au silence. Il porte, de temps à autre, une tasse de café au bord de ses lèvres et ses yeux se perdent sur l’écran. Je passe à la cuisine avant qu’il m’ait remarqué. C’est le bordel, évidemment. Des boîtes de conserve qu’il a dû se vider à la fourchette à n’importe quelle heure, sans rien chauffer, beaucoup de yogourts, des spaghettis plantés secs dans un pot de moutarde – il faudra que je lui demande d’où lui vient cette spécialité. C’est la vie saine ici ! Je ne m’étais pas trompé : mon frigo est devenu le portique du néant. Je soupire. Yvan doit l’ouvrir trente fois par jour, affamé, en oubliant qu’il avait fait le même geste une demi-heure plus tôt. Mais l’idée de sortir de sa tanière ne lui passerait pas par l’esprit. Je ne l’imagine que trop bien, haussant les épaules, vaguement désolé, et se faire chauffer un café pour passer le temps. Je remplis consciencieusement l’armoire et le frigo. Si je repartais maintenant sur la pointe des pieds, Yvan recommencerait à bouffer sans même croire au père Noël, sans se rendre compte de rien. Je fais une rapide vaisselle et je vais le rejoindre. – Salut vieux fêlé. – T’es là ? Quel jour on est ? Je me marre. – Toi t’es pas sorti d’ici depuis la semaine passée. – Si, si. Y’a deux ou trois jours, ma mère a téléphoné. Elle voulait que je passe la voir, je sais pas trop pourquoi. Je suis passé la voir. Je ne me rappelle plus trop pourquoi. Ce qui rend Yvan supportable, et même attendrissant, c’est le ton de douce ironie dont il use pour se dépeindre. Il me sourit déroutant, dérouté, il se moque de sa manière de vivre en dehors du monde sans avoir le moins du monde l’intention d’en changer. Heureusement aussi qu’il nourrit d’autres passions que l’informatique, la génétique, la statistique et toutes sortes de sciences plus obscures multisyllabiques. Il est épris de livres, de tous les livres. Quand il quitte l’écran, il se repose les yeux en tournant les pages. Sérieusement, vous connaissez beaucoup d’obsédés technologiques capables de réciter du Saint-John Perse et du Joachim Du Bellay ? Et bien Yvan est ainsi fait. Je le happe avant qu’il puisse se recoller à l’écran. – Tu connais Marco Tardelli ? – Marco, bien sûr. Un type doué. Frappadingue, mais avec des intuitions de génie. Il fait du fric avec sa boîte, cet enfoiré-là. Évidemment Yvan n’était pas au courant de l’actualité. Rollin-Lachenal, les dernières élections, l’état de la bourse et les résultats sportifs n’avaient aucune sorte d’utilité dans son existence. Je lui conte le meurtre, l’enquête, la fusion boursière, et, joyeuse censure de mon inconscient, j’en oublie la fin tragique de Tardelli. Et quand Yvan m’interroge à son sujet, je dis simplement : – On l’a tué. Yvan me regarde. Il ne manifeste pas d’émotions, finit juste par lâcher. – C’est bizarre. |
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