Pour ne pas appeler Hortense Courtois... Voilà le titre que l’on pourrait donner à ma journée. Planté devant mon écran, je m’efforce de rendre quelques rapports et des tableaux statistiques qu’on s’était pourtant lassé de me réclamer. J’entre des chiffres, je torche des phrases aussi molles que moi. Pour ne pas appeler Hortense Courtois...

Évidemment, comme toutes les rares fois où ne rien foutre m’est désagréable, le téléphone ne sonne pas, personne ne passe dans le bureau pour me réclamer un service imbécile, pour me soustraire à mon écran ; alors que je suis disposé et prêt à rendre service. Profitez-en, enfin, c’est comme la comète de Halley, ça n’arrive pas tous les jours !

Je ne suis pas capable de prendre mon courage à deux mains. Je décroche et je compose les deux premiers chiffres du numéro, pas plus, même à la sixième tentative. Chère mademoiselle, le type que vous aimiez et qui est mort était-il alcoolique ? Et pourquoi buvait-il ? Beerk ! Darbellay a raison de dire que nos enquêtes salissent plus sûrement la victime que le coupable. Je n’ai pas envie de touiller dans le saladier à la recherche d’une limace hypothétique. Merde, vais-je me résoudre à devenir le cloporte impudique et voyeur qui marche dans l’ombre de tout bon flic ? Et au lit, Hortense, tout se passait bien ; ou alors pouvons-nous considérer que c’est un point de départ, une explication de sa dépendance ? Non, je ne veux pas de ça ! D’autant plus que je suis bien certain que le loup n’y est pas. Au fond, je partage assez la théorie d’Yvan : Tardelli était plus intéressant vivant que mort. Si on l’a abattu, c’est parce qu’il gênait, parce qu’il était dans les parages ou parce que Rollin-Lachenal l’avait mis dans une confidence qui... Que... Intéressant ça... Je note.

Je n’arrête pas de noter des bribes d’idées qui ne se recoupent jamais, des pièces éparses qui ne serviront jamais à rien. Je bazarde mon carnet à l’autre bout de la pièce. Faut que je me calme... Penser autrement, rassembler mes idées...

3 pour mille, quand même, c’est une sacrée miurge. Je me promets de prendre quelques alcotests pour une prochaine soirée avec les copains, pour mieux me rendre compte de ce que ça représente. Il devait drôlement tituber, Tardelli. J’essaie de visualiser la scène et les témoignages prennent soudain un curieux goût de litote. Faut que je m’y replonge. Je file dans le bureau de Chappuis ; un vrai sanctuaire au Dieu rangement, une ode à l’organisation et à ses secrets. On y retrouve tout ce qu’on veut. J’embarque deux classeurs fédéraux, que je feuillette à la va-vite. Les remarques concernant Tardelli sont soulignées en orange. Merci, Chappuis.

« Il avait sûrement bu un verre de trop... », « Ses yeux brillaient un peu, on le sentait quelque peu enthousiaste... », « Il ne brillait pas par son élocution, et il avait l’air d’avoir un peu trop bu... », « Je me suis d’abord dit qu’il n’était vraiment pas bon orateur, puis j’ai compris qu’il avait bu un verre pour se donner du courage... ».

Un verre de trop, un verre pour se donner du courage, ce n’est pas comme ça que l’on désigne un type dont le sang tire ses trois pour mille. Et puisque Tardelli n’était pas du sérail, je ne vois pas pourquoi les témoins l’auraient ménagé. Car j’ai beau chercher ; s’il est avéré que Tardelli avait bu, nul ne dit qu’il ne tenait plus sur ses pattes ou que ses propos étaient incohérents. Et ils devaient l’être ; forcément. À moins que son état ait fortement empiré entre le moment où il avait déserté la soirée (moment que personne n’avait relevé alors que les gens trop imbibés se font forcément remarquer ne serait-ce que par ceux que leur départ soulage...) et le moment où on l’avait abattu... Et cela, une seule personne peut me le dire.

Je compose donc le numéro du labo. Pernilla décroche sans dire un mot. On la devine au bruit régulier de la mastication.

– Pernilla, c’est Joss. J’ai une petite question. Enfin, un détail qui ne se trouve pas sur ton rapport...