Chapitre X

Épisode 054

Le beaup’ s’accorde une bouffée de cigare et un regard satisfait sur le lac avant de poursuivre, fier de s’écouter parler, content peut-être de passionner l’un de ses auditeurs les plus rétifs.

– Sylvia a toujours été douée. Plus que son frère, plus que son père peut-être. Elle avait la banque dans le sang. Je me rappelle d’une rencontre informelle, chez Rollin-Lachenal. Nous étions cinq ou six à parler de finances. Les autres gamins jouaient dans le jardin, mais elle, elle nous écoutait. Elle avait quoi ? Huit ans, peut-être. Elle était avide de savoir, d’apprendre. Je crois que très tôt, elle a décidé qu’elle prendrait la succession de son père. Et très tôt Rollin-Lachenal a dû lui signifier que c’était hors de question, que la banque se transmettait de père en fils, que la finance était un monde impitoyable, un monde de mâles. Il était content qu’elle fasse des études, mais à ses yeux, ce n’était qu’un atout de plus pour trouver un bon parti. Il se décourageait de l’incurie de son fils et se refusait à voir l’intelligence de sa fille.

– Elle lui en voulait?

– Elle a fait des conneries, elle aussi. Mais c’était pour lui montrer qu’elle existait. Elle était intelligente cette gamine, personne n’a cru une seconde qu’elle pourrait sombrer. Je n’en ai jamais parlé à Xavier parce que nous n’étions pas assez intimes, mais d’autres lui ont dit : tu déconnes ! ta fille, tu l’empêches d’exister. À 22 ans, elle était chez la concurrence. Lombard, Pictet... Ils ont tous remarqué qu’elle avait des qualités, mais ça voulait dire « papa, fais-moi confiance et je sauverai la banque ! ». D’ailleurs elle n’est pas restée longtemps en poste, elle venait habillée en punkette, elle faisait de la provocation gratuite. J’ai un copain à la direction de Pictet, il pourra te raconter.

– Rollin-Lachenal n’a jamais voulu lui donner sa chance ?

– Xavier est un type de ma génération, tu sais... On est un peu flétris sur nos principes. Alors non, il n’a pas écouté.

– Et elle s’est résignée ?

– C’est pas le genre de la maison. Son père, elle a su le contourner. Je ne sais pas si tu es au courant, mais il y a quelques temps, Rollin-Lachenal a fait engager une pointure, un gars de tout premier plan !

– Wilfried Kirschtein.

– C’est ça. Eh bien on a raconté que Kirschtein, c’est Sylvia qui voulait le voir à la barre. On les a vu manger ensemble à Châteauvieux. Comme des associés.

– À l’insu du père ?

– Sylvia a toujours été proche du centre de décision de la banque. Il n’y a que son père qui lui résistait encore. C’est elle la première qui posait les bilans sur son bureau pour lui dire que la banque faisait fausse route ! Il la foutait dehors, parce qu’il ne supportait pas qu’on lui donne des leçons, surtout une femme, et pire encore, sa fille. Alors elle a changé de méthode.

– Et tu la verrais engager un tueur pour abattre son père ?

Là encore, le beaup’ s’accorde un instant de réflexion.

– Sa relation avec Xavier, c’est un mélange d’amour-haine assez complexe, un truc à occuper un psy pour trois décennies. Ma conviction intime, c’est que Sylvia est capable de tout. Absolument tout.