Chapitre XI

Épisode 057

J’ai marché le long de l’Arve, jusqu’à Carouge. J’ai bu une panachée sur la terrasse du café de la Plage sans en sentir le goût. Perplexe. Les mots de Sylvia Rollin-Lachenal me tournaient dans la tête. C’est drôle comme quelques phrases peuvent modifier le portrait que l’on se fait d’un homme. Le banquier gris et monolithique avait fait place à un manipulateur tourmenté, un homme effrayé à l’idée de perdre le contrôle sur sa vie, ses affaires, sa famille. Un type capable de manipuler des résultats d’examen pour ne pas perdre pied devant sa propre fille était forcément moins ordinaire que nous l’avions cru jusqu’alors. Dans quelle fichue combine avait-il entraîné Tardelli ?

Cette soirée, il l’avait organisée point par point, dans un but bien précis. Le bluff concernant ses comptes pouvait tenir deux ou trois jours. Pas plus. Il le savait. Mais il avait tout de même monté ce grand bastringue d’autocongratulation ! Qu’attendait-il donc de tout ce cirque ? Qu’avait-il imaginé pour ne pas avouer que sa banque n’avait plus d’avenir, qu’il était au bout du chemin ? Le suicide par tueur interposé, je n’y croyais plus. Ça ne collait pas avec le Rollin-Lachenal biaiseur, sournois, prêt à sortir n’importe quel artifice de sa poche. Un truqueur. Dans la bouche de sa fille, Rollin-Lachenal était un truqueur ; il ne fallait que je m’ôte ça de la tête.

Une phrase de procès-verbal me revint alors, limpide, comme si elle attendait ma dernière gorgée pour s’imprimer en toutes lettres dans ma tête ; une phrase prise au vol dans l’un des innombrables comptes-rendus de témoignages que Chappuis avait versés au dossier. La parole d’une femme, l’une des premières à s’être approchée de Rollin-Lachenal mourant. Elle avait dit qu’il paraissait étonné.

Nous étions penchés sur les dossiers. J’étais un peu absent, un peu tétanisé et j’écoutais en filigrane. Tarantini avait ironisé sur les multiples signaux que les vivants veulent lire sur le visage des morts. Le témoignage avait été rangé dans la catégorie « non fiable ».

Pourquoi m’en souvenais-je encore ? Ce devait être ce mot « étonné », qui m’avait semblé incongru à l’heure de passer de vie à trépas. On meurt dans le refus, dans la haine, la tristesse, la douleur ou la résignation. On ne meurt pas « étonné ».

J’appelle Darbellay sur son portable. Il me répond d’une voix rauque, pas franchement aimable.

– Ouais ?!

– Tu sais à propos des témoignages. Y’avait une nana qui avait déclaré que...

– Écoute, Joss, c’est pas que je t’aime pas, mais là j’ai réussi à réunir Kirschtein et Armand, alors il faudrait juste que je prépare l’entrevue !

– Ils viennent à Carl-Vogt ?

– Non, c’est moi qui vais rue de Hesse, au siège de la banque.

– À quelle heure ?

– Ben maintenant, là, tout de suite !

– Parfait. Je te rejoins.

– Non, Joss... Je... Joss... Oh putain de merde !

Le « putain de merde », je l’ai imaginé en raccrochant. Bon, nous disions donc : retour au quartier des Banques. J’ai hâte d’en savoir un peu plus sur la préparation de cette satanée soirée, moi !