Wilfried Kirschtein est parfaitement gris. Il se croise les mains juste au-dessous du genou et nous toise avec un peu de morgue. Il a les lunettes sévères, la coupe de cheveux sévère et la cravate sévère. On a l’impression de parler à un mur de certitudes. Il se détend peu à peu en observant notre manège. Darbellay pose ses questions, moi les miennes, et il devient vite évident que nous ne tirons pas à la même corde. Alors Kirschtein sourit. Il a un joli sourire, presque timide, et son immense orgueil, sa façon d’énoncer des principes qui en est bouleversée. Quand Kirschtein se détend, on sent plus encore que l’homme ne parle pas à la légère. Il n’en rajoute plus. Lorsqu’il détaille la situation économique de la banque, il trouve le mot juste et intelligible pour tous. Une pointure disent admiratifs, la plupart des témoins que nous avons interrogés sur son compte. Ce qui étonne surtout, c’est la manière directe dont il s’exprime. Sans fioritures. Il va directement au cœur du sujet.

Bernard Armand s’enferre dans les détails, se perd au milieu de ses explications, demande quelle était la question. Soit il bafouille, soit il répète trois fois une phrase à la manière d’un slogan, comme s’il venait de découvrir une grande vérité. Dans le discours comme pour la prestance, il ne fait pas le poids face à Kirschtein. Armand est un peu bedonnant, pas assez pour qu’on le qualifie de gros, assez pour avoir la peau perpétuellement humide d’une sueur que je n’ai pas envie de humer de trop près. Il a une calvitie. Pas belle. Je n’aime pas les mecs qui ramènent leurs cheveux sur le devant pour masquer ce qui ne se voit que trop. Par contre, il ne manque pas d’humilité.

– Vous savez, je suis dans la banque depuis tellement longtemps, que j’ai du mal à juger la chose de manière objective. Xavier, j’ai appris à lui faire confiance, peut-être un peu aveuglément. Mais vous savez, il a retourné tellement de situation à son avantage.

– L’admiration béate du chef, dit Kirschtein. Comment voulez-vous que les esprits s’adaptent à une situation nouvelle lorsqu’un patron se comporte comme Dieu le père et fait de son mode de gestion une parole d’évangile ?

– Oh, il ne faut pas exagérer, Wilfried. Nous ne demandions qu’à vous suivre, mais, comment dire, votre façon de présenter les choses était tellement éloignée, oui, je crois que l’on peut utiliser ce mot, éloignée de notre mode de travail, parce que ça compte un mode de travail, vous savez... Et... Et...

Chaque fois qu’Armand se répand en paroles, qu’il trébuche sur ses mots et que ses explications finissent par un rire de gorge, Kirschtein se crispe sur sa chaise. On sent un contentieux entre les deux, une belle inimitié. Darbellay essaie de mettre leurs différends au grand jour, alors que, dès que j’en ai l’occasion, je les fais embrayer sur la soirée.

L’œil interrogateur de mon aimé collègue vire au noir profond. Je vais subir une engueulade salée à la valaisanne, moi, si je continue. Tant pis. Pour une fois que j’ai le sentiment de tenir mon os et de servir à quelque chose, je ne vais pas rester à la niche !