Chapitre XIII

Épisode 073

Wilfried Kirschtein entre d’un pas souverain, il inspecte la salle, passe son mouchoir sur la chaise avant de s’asseoir, histoire de bien signifier que le lieu est indigne de lui.

– J’ose espérer, Messieurs, que vous ne me dérangez pas pour rien.

Darbellay le toise sans dire un mot et Chappuis débute l’interrogatoire.

–  Vous avez été engagé à prix d’or...

– Je suis payé pour ce que je vaux.

– L’annonce de votre engagement a suscité passablement de réactions dans le monde bancaire genevois.

– Je suis payé pour ce que je vaux.

– Vous disposiez d’importantes parts dans l’entreprise que vous avez vendue à la suite du décès de votre employeur. On peut donc affirmer que vous êtes l’un des grands bénéficiaires de la mort de Rollin-Lachenal...

– Il fallait profiter de la montée fictive des actions et...

– L’avez-vous toujours su fictive ?

– J’aimerais bien que vous me laissiez finir mes phrases. Je réponds poliment à vos interrogations ; alors cessez de me brusquer, sinon vous passerez par mon avocat...

Il se tait, jauge de son effet. Mais ni Chappuis ni Darbellay, ne bronche. Il se racle la gorge, un peu gêné.

– Reprenons. Connaissant les comptes de la maison sur le bout des doigts, je ne comprenais pas par quel tour de passe-passe Xavier Rollin-Lachenal avait pu réunir une pareille somme. J’ai décidé de ne pas m’en préoccuper, non par manque de curiosité, mais pour ne pas mettre les mains dans une transaction louche. À la soirée, certains vous ont sans doute parlé de ma mauvaise humeur.

–  Oui, des témoins ont relevé votre nervosité. Plusieurs personnes s’en sont rappelées.

– Je n’étais nullement nerveux, j’étais contrarié. Parce que ce faste ne menait nulle part, parce que je ne voyais pas comment baser une stratégie cohérente sur ce coup de poker.

– Vous vous êtes vite remis de la mort de Rollin-Lachenal.

– Je me suis déjà exprimé sur ce sujet, Messieurs. Et je ne peux que me répéter : lorsque j’ai vu l’envol des actions, je me suis dit qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; attendre que la demande soit au plus fort, et tout revendre.

– N’est-ce pas là un manque flagrant de fidélité ?

– La fidélité n’est pas une notion pertinente en affaires. Quant à Bernard Armand, jamais je ne l’avais imaginé si craintif, si stupide. Il s’est sacrifié pendant trente ans pour le boss, il a supporté toutes les colères de Xavier, toutes les humiliations. Imaginez donc que cet homme a rédigé à l’époque une brillante thèse d’économétrie. Je lui ai dit : Prends le fric. Ça te paiera pour tout ce temps perdu.

– Et il l’a fait ?

– Oui, le crime de lèse-majesté. Il l’a fait.

Et Darbellay s’insinue dans la conversation, l’air insouciant.

– Vous travaillez souvent la nuit ?

– J’ai une vie de famille que j’arrive bon gré mal gré à préserver. Je rentre rarement avant 19 heures, mais quasiment jamais après 20 et j’évite de multiplier les repas d’affaires. C’est une hygiène nécessaire si l’on veut durer dans le milieu.

– Alors expliquez-moi pourquoi vous vous êtes rendu en pleine nuit à la banque et que l’ordinateur que vous avez allumé à cette occasion n’était pas le vôtre, mais bien celui de Rollin-Lachenal ?

Kirschtein me paraît surpris, sincèrement surpris.

– Pardon ?

– Voulez-vous que je répète ?

– Non. J’ai compris votre insinuation. Mais elle ne repose sur rien.

– Si. Votre badge a parlé pour vous, Monsieur Kirschtein !