Chapitre XIV

Épisode 079

Le Paon est là, devant la machine à café, les bras croisés, un brin nerveux.

– Ça avance ?

– Je viens de lui raconter son crime. J’ai rempli pas mal de blancs, mais à voir sa gueule, je devais être juste à 80%.

Tarantini opine doucement. Le Paon, se racle la gorge, nerveux.

– Attention, ce n’est pas du petit poisson. Et vous n’avez pas de preuves... Et moi je ne veux pas balancer à la presse un type qu’on finira par acquitter.

Tarantini et Darbellay se regardent, un brin amusé. C’est Michel qui finit par l’ouvrir.

– Il craquera. Sans même forcer. Avant ce soir, il craquera !

– Je ne sais pas ce qui vous rend si sûr de vous... Et puis, un bon avocat...

– Voyez-vous, Monsieur le directeur. Ce type a remâché pendant trente ans sa vie de minable. Sa femme, son pavillon et ses heures supplémentaires. Il est intelligent, oui, il réfléchit, mais il ne s’est pas prendre de décision. Et voilà que d’un coup, il met tout sens dessus dessous, sa vie, son honneur ! Il fait tuer Rollin-Lachenal, il encaisse le pognon, mais il ne dit rien à sa femme. Parce qu’il ne sait pas encore s’il va refaire sa vie avec ou sans elle. Il rêve de tout envoyer péter, de finir dans les îles avec trois jeunettes aux petits soins et il n’ose pas. Il n’ose pas rompre, il n’ose pas aller au bout de son rêve.

– Je ne vois pas bien le rapport avec la question qui nous occupe, Darbellay.

– Bon, je vais faire plus imagé, chef. C’est comme si vous vous tapiez une fille vraiment trop bien pour vous...

La comparaison est hardie et Tarantini se passe la main sur le front, le Paon se crispe dur, mais Darbellay poursuit.

– La fille que vous rêviez dans votre lit, vous voyez, et tout à coup, elle est là en vrai, avec ses seins offerts à vos mains, avec ses formes, ses gestes, son sourire et ses cheveux sur votre oreiller. Le problème, c’est que cette fille vous l’avez imaginée pendant trop longtemps et, quelque part, vous avez intégré l’idée qu’elle n’est pas pour vous. Alors, vous allez la perdre. Vous vous maudirez, mais vous allez la perdre ; c’est inévitable. Armand, c’est pareil. Il sait au fond de lui que ce pognon, ce meurtre, cette autre vie n’est pas faite pour lui. Il s’avance comme sur un fil, il sait qu’il va tomber. Il le sait depuis toujours. Avec Tarantini on va juste lui donner une petite poussée et ça suffira. Vous voyez, ce qui est terrible, c’est que ce type n’a rien d’un tueur. Il aurait pu vivre 20 000 vies de complexé aigri sans faire de mal à personne. Mais voilà, l’occasion fait le larron, comme on dit.

– Donc, il a agit seul ?

– On lui a peut-être suggéré l’idée... Mais je ne crois pas. Il vit tout seul avec des idées pourries qui lui tournent dans la tête. Il n’est pas du bois dont on fait les conjurés.

– Qu’est-ce que vous allez faire ?

Tarantini se rengorge. Il n’aime pas laisser le crachoir trop longtemps à Darbellay. Il veut montrer qu’il est sur l’enquête lui aussi.

– On va lui sortir quelques mails de Scvepic, et puis on va axer sur Tardelli.

– Parce qu’il n’a pas tué Tardelli, sûrement pas. Et on va insister là-dessus, lui montrer notre mépris, lui coller le double meurtre sur le dos, lui dire à quel point nous le méprisons d’avoir fait abattre un pauvre jeune gars. Il ne se voit pas en salaud, Armand, il supportera mal.

– Et si ça ne suffit pas, on va convoquer sa femme pour corroborer ses dires, on va les coller dans la même pièce. On jouera sur sa possible complicité, à elle.

– Sérieux, chef, il va sombrer avant ce soir !

Moi, je me tire avant la curée. L’histoire ne m’amuse plus. Je n’aime pas cette fin, cet acharnement. Discrètement, je m’éclipse. Je jette un œil à mon portable. Valentine ne m’a pas rappelé depuis le coup d’éclat de Darbellay. J’ai comme peur de rentrer tout de suite chez moi. Alors, je passe quelques coups de téléphone aux copains. Diego se propose pour une paella. La mère de Griotte fait du baby-sitting et nous nous retrouvons tous les trois à savourer des rouges espagnols en parlant de nos vies qui tanguent furieusement, mais qui avancent quand même, d’une innocence qu’on a perdu je ne sais trop où. Et je devine déjà que ce soir, en rentrant, je passerais quelques minutes devant une porte entrebâillée, à regarder P’tit-Ju dormir, comme pour me laver de je ne sais quoi.