Ceux de Corneauduc
Centième épisode
Chapitre XX
Dans la petite chambrette cachée sous les combles de l’auberge, Gamin fixe Fanchon de ses grands yeux éplorés. Fanchon reste sans voix.
– Un tueur, un coupe-jarrets, est aux trousses de la Duchesse ?
Gamin fait oui de la tête, honteux d’avoir laissé l’homme en noir s’échapper.
– Il faut absolument prévenir le Chevalier de Montcon et son fier écuyer !
Cette nuit, Fanchon avait gagné sommier, avec en son ventre un lourd sentiment d’abandon. L’homme fier et courageux qu’elle avait caressé de ses espoirs pendant toute cette soirée où il s’était abreuvé et restauré dignement ne l’emmènerait pas en croupe. Elle ne partagerait ni son foyer, ni ses exploits. Ses rêves à peine nés refusaient de se dissiper.
– Que mes idées retournent au diable murmurait-elle, les lèvres blanches, le corps en nausée, dans une couche trop honnête pour être douce.
Elle s’était jurée de tout effacer au matin, même si les larmes restaient, lui assiégeaient les yeux, prêtes à jaillir à la moindre faiblesse. Elle ne voulait plus penser au chevalier Braquemart d’airain mais seulement le voir partir au plus vite. Elle savait que les sabots de sa monture, le fier Lucien, sonneraient sur le pavé de Briseglotte comme un glas. Elle savait qu’elle pleurerait, le visage enfoui dans la paille jusqu’à que le souffle lui manque. Et le garçon qui viendrait un jour la consoler ne saurait jamais lui sécher tout à fait les yeux. À la fin d’une danse, elle abandonnerait peut-être sa tête sur son épaule, mais son regard errerait dans les troubles limbes que connaissent les femmes qui se sont laissé aller à rêver là où il ne faudrait pas. Mais on ne change pas son destin. Et celui d’un chevalier qui joue sa vie au fil de l’épée n’est pas celui d’une bergère devenue soubrette, d’une pauvre fille de salle cantonnée dans une auberge de trotte-menu de parle-fort et de gorges-en-feu. Oui, se jurait-elle en avalant sa salive, plus vite elle chasserait l’image de Braquemart de son âme, plus vite elle retrouverait la sérénité des filles sans pêché.
Mais voilà qu’un danger rôde autour de l’auberge. La vie de la Duchesse est menacée et, pire encore, celle du Chevalier qui sera peut-être le premier frappé afin que le tueur tapi dans l’ombre puisse avoir champ libre pour mener à bien son noir dessein. Braquemart doit être prévenu au plus tôt. Sous les traits de Gamin elle imagine le Chevalier blessé, torturé, tombant dans un traquenard, victime d’un sortilège, d’une lame dégainée en traître. Elle doit agir. Elle lui doit rescousse. Peut-être le préviendra-t-elle à temps et peut-être…
Fanchon s’empare du vieux manteau de lin grossier, dans lequel elle s’endormait autrefois, au vent des collines. Elle court vers la forêt. La peur est en elle. Mais l’espoir aussi. L’espoir même s’il ne faudrait pas. L’espoir de changer l’histoire, l’espoir que cette fois-ci peut-être, il daignera l’aimer. |