Chapitre II
 
Épisode 009
 

La nuit était tombée sur ce jour de deuil. Eustèbe Martingale trottinait précipitamment sur le pavé sombre des rues de Minnetoy-Corbières ; il s’efforçait de rester à hauteur des deux gardes chargés de le protéger. Mais ses imposants cerbères faisaient de telles enjambées, que le gnome maigrichon peinait à tenir le rythme. Hors de souffle, sa bouche n’en laissait pas moins échapper un sinistre flot d’anathèmes. Au nord du village, où naissait la route qui menait à Cailledur-lès-Noix, vivait en masure le prétendu chevalier Alphagor Bourbier de Montcon, mieux nommé Braquemart d’Airain par ses copains de taverne. Eustèbe Martingale détestait depuis toujours ce personnage aux douteux faits d’armes, et plus encore depuis que ledit chevalier avait déjoué ses manigances et lui avait fait entrevoir le gibet et la corde de chanvre d’un peu trop près.

Mais Martingale avait su se sortir de cette situation le nez au sec et sans que soient visibles les souillures de ses mains. En outre, il savait user de la langue avec l’agilité de la vipère et se maintenait au service d’un duc faiblissant, arguant, ce qui était vrai, que nul mieux que lui ne savait convaincre le vassal récalcitrant de payer son tribut au duché. Mais ses rêves de puissance avait été tués au cocon et il en gardait rancune tenace envers cet être soiffard et fanfaron qu’il comptait bien engeôler un jour.

- Nulle lumière chez le chevalier, maître Martingale, dit un garde.

L’autre pouffa :

- Il est de notoriété que ce fourbe là est plus souvent en couche de garce qu’en son lit chrétien, maître Martingale.

- Allez frapper tout de même à son huis, et ne ménagez pas les coups ; il est probable qu’il ronfle, plein de vin comme une outre !

Drapé dans la toge qu’il avait payée bon prix à un honorable tailleur de Lyon, enivré des parfums dont il s’aspergeait consciencieusement la couenne - sans jamais faire disparaître tout à fait la puanteur de ses intérieurs -, Martingale regarda ses hommes s’avancer vers le pauvre logis. Ce n’était pas une maison, à peine mieux qu’une cabane. C’était là que la Jeanne aux mours dissolues, à la sale réputation de rebouteuse et de faiseuse d’anges, avait autrefois donné naissance à ce moins que rien d’Alphagor. Ce couard à la langue agile qui s’étaitinventé - Martingale prouverait un jour les mensonges du personnage - un glorieux passé de croisade pour ne pas qu’on le chasse tel le vaurien, le vagabond, le gredin qu’il était.

- Alors ?

- Il n’y a personne, Maître. Lanternes et bougies ne furent point allumées ce soir !

- Tant pis. Nous le tirerons de la couche au matin. Ne traînons pas ici et rentrons au château.

Les rues du bourg étaient fort tranquilles. Le peuple en deuil s’accoisait dans les demeures tant par respect que par devoir. Nulle esclandre ne viendrait troubler la douleur du duc et de son épouse.

- Je me demande, pardieu ! ce que le duc peut bien vouloir à ce maraud...

- Je ne sais, Maître Martingale. Mais il est de notoriété que notre Seigneur Freuguel Childéric et sa digne et noble épouse, tiennent le chevalier en haute estime.

Le visage de Martingale se tordit d’un mauvais rictus. Il pressa le pas dans son énervement. Alphagor Bourbier, le héros du village ! Ah ! il était beau le héros ! Soudain le malsain personnage se figea.

- Qu’entends-je ?

Les gardes stoppèrent eux aussi. Des cris perçaient la nuit.

- Cela vient de la place, Maître !

Un rictus saurien retroussa les lèvres minces de Martingale. Les gardes frémirent presque en voyant briller ses dents acérées.

- Je vais être plus précis. Cela vient de la taverne de Morrachou. Quelques mécréants méprisent le saint deuil de notre suzerain. Allons remettre bon ordre à tout cela !

 
 
Triangle sied mieux que trombone au joueur cacophone.