Chapitre III
 
Épisode 010
 

orrachou suait à grosses gouttes dans les pintes qu’il portait à la table sans discontinuer. Si la bonne fortune de Gobert avait alimenté les premières tournées, les anecdotes de bouche, de couche et de combat étaient depuis le fait d’un Braquemart au meilleur de sa forme.

Le chevalier avait le visage rougi, comme passé à la lime rouillée, avec des proéminences violacées à l’endroit des pommettes et de jolies étoiles de sang éclataient dans ses yeux exorbités. Parfois, emporté par son récit, il semblait manquer d’air et les veines de ses tempes gonflaient, noirâtres, et menaçaient d’éclater. Alors Gobert, prévenant, lui renversait entière pinte dans le gosier pour l’aider à reprendre souffle et inspiration. Et pendant qu’Alphagor retrouvait contenance en rotant dru, l’assemblée entonnait des chants de comptoir qui avait pour vertu d’assécher la gorge plus sûrement qu’une pleine journée aux champs et obligeait Morrachou à ces allées et venues incessantes qui le maintenaient sobre malgré les vapeurs sans équivoque crachées en chour par ses plus fiers habitués.

Il conte plus qu’il n’est narrable
Quand le vin emplissant les fûts
N’est plus que par lui contenu
Et qu’il gît saoul dessous la table

Il conte histoire du berger
Une bonbonne à chaque main
Le cour baignant dans le bon vin
Qui avançait dans le verger

Il conte histoire du lépreux
Qui laissait tomber croûte en fût
Pour que nul n’y pût boire plus
Et ne pas mourir malheureux

Alphagor Bourbier, même au plus fort de l’étouffement et de la quinte, ne manquait jamais le second refrain. Les voix s’éteignaient alors. La compagnie se tournait vers lui, l’oil humide, rieur, et la pinte pleine prête aux lèvres. Alphagor bombait un peu le torse, glaviotait quelques scories qui lui empesaient les poumons et se lançait dans une des innombrables histoires qu’il tirait des son aventureuse existence.

- Je vais vous parler de femme comme rarement il m’a été donné de connaître. C’était au temps de mienne croisade. Après huit jours de mer, nous arrivions en port de Varsovie encerclée par les Huns qui tenaient les collines et les armées nubiennes déployées sur la plaine. Le capitaine, un vieux Maltais de Nicosie, me disait que nous ne passerions pas le détroit. « Ces chiens là connaissent la poudre noire, ils vont nous canonner, nous mettre par le fond ». Je lui ai appris alors stratégie de la barque pleine, que nous éprouvâmes avec Gobert, sur la mare des Quaprerolles, lorsque nous chassions Corneauduc sur les basses terres du duché, t’en souviens-tu vieux compagnon ?

- Certes, oui ! Bougremissel ! Ma mémoire n’est point encore assez passoire pour oublier fin de belle chasse ! Nous emplissions cinq ou six cruchons de forte gnôle, et nous les finissions à la belle golée quand paraissaient les gardes-chasses. Nous ramions alors tant de travers qu’il ne leur servait à rien de viser, leurs flèches faisaient jaillir l’eau partout autour sans jamais nous embrocher.

- Je servis donc au capitaine fortes rasades d’un vieux ratafia de ma réserve. Et notre pauvre caravelle devint ivre, louvoyant à traverser les plus viles canonnades, le vent s’engouffrant sous ses voiles, comme faisant voler ses jupes, et le mat tout droit planté... il faudra, si fortune m’en est donnée, que je songe à faire ode ou poème de cette histoire .

- La seule fortune que je vous souhaite est de finir votre pitoyable existence en oubliettes ! tonna Martingale en ouvrant porte de taverne à la volée !

 
 
Qui mâche longtemps avale moins grand.