Chapitre IV
 
Épisode 020
 

Debout devant la maison du forgeron, jambes écartées, deux doigts enfoncés dans la bouche, Braquemart sifflait à s’en péter les bajoues. Lucien, son destrier bancal et pelé à force de coups de trique, folâtrait hors de sa vue dans le village. Le chevalier se vantait de le faire venir au grand galop d’un seul coup de sifflet, mais ce matin là, il se vida les poumons sans grand succès.

- Mais où est donc ce bougre d’animal ? Serait-il finalement devenu sourd ?

En chantonnant, Alcyde Petitpont vida pleine barrique d’eau sur le chemin et y déversa forte carafe de vin blanc. Le forgeron pâlit.

- Sacrilège, meunier ! Que fais-tu donc ?

- Ne t’inquiète pas, mon Gobert, ce vin a tourné depuis belle lurette. Et si l’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, la haridelle d’Alphagor se contentera bien de cette piquette.

Bourrue, la mule décatie du forgeron, tirait déjà sur la longe qui l’entravait à l’enclume pour venir boire à la flaque odorante. Ses braiments faisaient trembler les murs de la forge.

- On dit que la bête finit par ressembler au maître, dit Petitpont.

On entendit bientôt bruit de sabots sur le chemin. Lucien arrivait au galop, tanguant comme en tempête et ne devant son équilibre qu’à l’étroitesse de la venelle et à la solidité de ses murs.

- Cette rosse aura encore traîné près de chez Morrachou, grogna Braquemart. Brave bête !

Il voulut lui caresser l’encolure mais le cheval l’écarta brutalement et plongea le museau dans la flaque pour boire à longs traits. La mule, voyant son compère s’abreuver seul, tira de plus belle sur sa longe tant et si bien que l’enclume bascula de son socle et tomba au sol dans un bruit de cataclysme. Bourrue, enfin libérée, se joignit à Lucien et les deux bêtes, flanc contre flanc, lapaient le sol à grand bruit.

Les volets à l’étage s’ouvrirent et Isabelle Luret apparut, se penchant à la fenêtre, ses généreux tétins flottant dans une chemise trop large, le visage empreint d’un violent courroux.

- Mais qu’est-ce donc que tout ce raffut, Braquemart ? Non content de m’enlever mon homme, tu dois m’enlever le sommeil aussi. Tu m’as réveillé la cadette, qui va monter me la calmer ?

- Les deux beaux fruits laiteux dont à mon regard vous faites l’aumône y parviendront plus facilement que mes mains de fer et ma barbe rêche, tendre Isabelle. Je suis désolé pour la petite Léonine mais que ne donnerais-je pour être à sa place et pouvoir téter ce sein si blanc ? J’en perdrais certes aussi le sommeil et ne vivrait qu’accroché à vos mamelles.

Ceci dit, il fit génuflexion en balayant le sol de son chapeau. Le craquement de ses genoux fit sursauter Lucien et Bourrue, qui replongèrent bien vite dans leur flaque bientôt tarie. Gobert leva les yeux vers son épouse.

- Il suffit ! Braquemart, il faut charger les bêtes, et toi, ma mie, ferme ces volets et cache tes appas ; il y a déjà trop d’hommes qui tournent autour de cette maison.

Isabelle fit la moue et claqua les volets.

Lucien renâcla lorsque Braquemart voulut le charger d’armes et bagages. Les quatre jambons et les huit gourdes de vin ne plurent guère plus au cheval qui remua en tout sens puis, d’ivresse ou de fatigue, se laissa choir mollement et ronfla dru incontinent.

- Si j’en juge par mon expérience, mon Lucien en a pour deux bonnes heures à retrouver fougue et esprit. Nous partirons tantôt.

- Cela me laisse juste temps d’aller faire mes adieux à mon Isabelle et tenter d’apaiser son courroux.

- Certes, brave compagnon, mais cela nous laisse aussi juste temps pour écluser deux ou trois bons cruchons de vin qui nous donneront forces pour affronter le long chemin qui nous attend. Sans doute, Morrachou dort-il encore, mais mon épaule a su dompter son huis plus d’une fois. Nous lui laisserons pièce au comptoir à l’heure de partir, viens.

Le forgeron se grattait l’arrière de la tête, l’air gêné.

- Bien sûr Alphagor, il me serait grand plaisir de vider bouteilles en taverne. Mais, comment dire. Nous allons, il me semble, vider bien des verres d’ici à la nuit et plus encore jusqu’en terres d’Italie. Alors que ma douce ne m’apparaîtra plus qu’en rêves jusqu’à notre retour, si encore la camarde ne nous prend pas en chemin, alors.

- Pincez-moi ! Ventrapinte, mon ami, mon brave et vieux soiffard. Je ne dors pourtant point ; tu me sers oiseuses excuses pour ne point boire avec moi ! Tu refuses la digne bouteille que je te tends aux lèvres comme douce mère te donnerait le biberon ! Je suis outré, pis, outragé !

Gobert, baissa les yeux de plus en plus mal à l’aise ; en coin, il suppliait le meunier de lui trouver digne excuse. Petitpont, en pitié, ne tarda pas à lui rendre ce menu service.

- Il suffit, Braquemart ! Je dois donner cours de botanique à Gamin et ce digne fils de son père dort encore à la couche. Va, Gobert ! Va embrasser Isabelle et réveille ton aîné ! Dis-lui de me rejoindre au plus vite devant taverne ! Va, mon ami !

Et Gobert se dirigea vers demeure, la tête basse, rentrée dans les épaules, comme si l’orage allait s’abattre sur lui et qu’il fallait s’en prémunir. Droit sur le chemin, près de son cheval ivre mort, le chevalier Braquemart d’airain considérait le meunier de haut, fier, grand, beau dans sa colère.

- Alcyde, il n’est pas dans mes us de te chercher noises. Mais me soustraire compagnon avant boisson est grand crime à mes yeux. Apprend qu’en ce jour tu m’as mis de fort mauvaise humeur.

Le meunier ne parut pas autrement affecté par la colère de son ami. Il se tourna néanmoins vers le chevalier et lui dit de la voix basse des conspirateurs.

- Et si je te contais qu’en ma poche j’ai forte flasque de cette bonne gnôle de pomme dont tu aimes te régaler, tes humeurs s’en trouveraient-elles soulagées.

Le torse haut, le menton fier, les bras haut croisés sur le poitrail, Braquemart consentit à répondre d’une voix un peu sèche.

- Il se pourrait.

Mais son oil brillait déjà comme lampion.

 
 
C’est en coordonnant qu’on devient coordonnier.