Chapitre V
 
Épisode 024
 

ls avaient quitté Minnetoy-Corbières alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Braquemart avait dû réveiller son cheval à coups de pied. Lucien n’avait daigné se lever qu’après qu’on lui eût collé une gourde pleine de gnôle sous les naseaux.

Les adieux avaient été brefs ; Alcyde et Gamin, le fils de Gobert, les avaient accompagnés jusqu’au sortir du bourg. Ils leur faisaient adieu de la main alors que le forgeron jurait enfer pour faire avancer Bourrue.

Les deux compères avaient cheminé mollement au rythme lent de leurs montures, Lucien tanguant tellement et suivant un trajet si sinueux qu’il marchait deux lieues là où il n’y en avait qu’une.

- Cesse de tendre cette gourde à ton cheval, Braquemart ! Nous n’aurons bientôt plus rien à boire.

- Nous remplirons en taverne, ne t’inquiète point. Regarde comme il avance mieux à l’eau-de-vie qu’à la triste flotte. Moins droit, mais ô combien plus vite !

- Justement ! Ma Bourrue n’arrive plus à suivre. Et tu la connais, ma Bourrue. Si j’essayais de lui marteler les flancs aux talons, j’aurais beau lui tendre même breuvage qu’à ta rosse, elle serait bien fichue de s’arrêter net et de bouder jusqu’au soir.

- Voilà qui ne m’agréerait guère ; j’aimerais quitter les terres d’Anzyme la dent noire avant la nuit.

À ces mots, ils regardèrent tous deux les fourrés alentour avec suspicion. Anzyme la dent noire et sa bande régnaient sur l’Est et le Sud du duché depuis des années. Freuguel Childeric aimait trop chasse et bombance pour tenter de les déloger et les voyageurs aguerris évitaient ces contrées trop mal famées et contournaient le duché par la route de Toulouse ; celle-là même qu’Alcyde Petitpont leur avait enjoint de suivre. Mais quand le chevalier Braquemart d’Airain se targuait d’être libre d’esprit, il faisait surtout référence au fait suivant : jamais de mémoire de citoyen on ne l’avait vu suivre bon conseil. Pour reprendre les mots avinés mais pertinents de Morrachou, on pourrait dire que « cette tête de cochon agit toujours du bon sens, mais à l’envers ! ».

- Je le souhaiterais aussi, Braquemart. Mais Bourrue n’a que faire du danger. Et je la sens d’humeur boudeuse !

- Oh, ta mule, Ventrapinte ; j’en ferais volontiers boucaner la viande ou mieux, je la débiterais en saucisson sec, tu sais ce petit saucisson qui se marie si bien au vin frais.

- Tu auras le vin, soit, mais point ma mule ! Mais, à ce propos, peut-être serait-il temps de taillader un peu de ce jambon qu’Alcyde nous a donné. D’ailleurs il sera bientôt passé vêpres et l’heure de la sieste de Bourrue est chose sacrée pour qui veut poursuivre chemin.

Et comme pour répondre à Gobert, l’animal s’immobilisa et ferma les yeux.

- Tu vois, je la connais comme ma fille.

Lucien en profita pour brouter l’herbe et, se penchant, manqua choir et désarçonna Braquemart qui finit cul par-dessus tête dans les ronces.

- Foutredieu de chiassefesses ! Sale rosse, tu me le paieras !

Le forgeron sauta de sa mule et entreprit de décrocher l’un des jambons qui pendaient à la selle.

- Voilà qui tombe bien pour se remplir la panse. Mes adieux à ma belle m’ont vidé ce qu’il me restait de force et il est grand temps d’emplir à nouveau la bête. Tu me prêtes ton coutelas ?

Braquemart se releva en se massant les reins. Il regardait, l’oil mauvais, son cheval qui s’allongeait sur le flanc, repu d’herbe et d’alcool. Le soleil cuisait les fourrés et les cigales donnaient récital. Point de vent, tout n’était qu’effluves de thym et de romarin montant du sol écrasé de chaleur. Le chevalier regarda autour de lui en reniflant dru.

- Je n’aime guère cet endroit, Ventrapinte, ces fourrés semblent nous regarder. Ces terres ont mauvaise réputation. Nous sommes près de Cafloures et Anzyme la dent noire et sa bande ont la main haute sur toute la région.

Gobert, assis dans l’herbe, dos contre buisson, haussa les épaules.

- Encore faudrait-il qu’ils nous trouvent. Tu me passes le coutelas ?

Une main sortit du buisson, le saisit par les cheveux et lui renversa la tête en arrière. Une voix menaçante lui glissa à l’oreille.

- C’est à travers la gorge que je vais te le passer, chien !

 
 
Taureau boiteux, torero preux.