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Chapitre XIV |
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Épisode 079 |
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Gabriella interrogea quelques rares passants mais aucun n’avait vu passer le grand étranger. Elle se dirigea vers la place de l’église. Les artistes sortaient du lieu saint après leur journée de labeur, ils avaient hâte de s’arracher aux couleurs trop belles qui chaviraient l’âme plus sûrement que la fréquentation de Dieu. Eux non plus n’avaient rien remarqué, mais ils n’avaient l’oil qu’à leur fresque. Ils ne revenaient au monde qu’à l’heure de noyer la beauté en vins lourds. Gabriella poussa alors jusqu’à l’enceinte, aux écuries où ils avaient laissé chevaux en arrivant. La monture de Braquemart n’était plus là. Le vieux garde haussa les épaules alors qu’elle le pressait de question. - On me paie, on rentre, on sort, je ne demande rien. Je ne suis point homme d’armes et ne suis point payé à me souvenir du profil de tous les gueux de passage. - Je vous parle d’un homme de port altier, d’un chevalier ! - Les chevaliers ne sont plus ce qu’ils étaient. Et le port que vous dites altier était l’apanage d’hommes d’un autre temps. Aujourd’hui, le noble s’étiole et le gueux se donne des airs. Triste époque ! Gabriella sentit qu’elle ne tirerait rien du vieillard et que mieux valait retourner en taverne pour informer Gobert. Elle comprit que la tâche allait être ardue quand elle poussa la porte de la taverne. Gobert dansait sur table avec une élégance toute personnelle et ses chants gaillards, même s’ils n’étaient ici point compris, avait réveillé la pourtant peu enthousiaste assistance. Les buveurs avaient formé cercle de leurs chaises et battaient des mains tandis que Gobert vidait pintes en scandant les dernières strophes de La Ballade du pendu ventru que tout ménestrel de passage du côté de Minnetoy-Corbières se devait de connaître : « ... Et que l’on me pende - Sieur Gobert, sieur Gobert. - Enfin Gabriella, ne voyez-vous point que j’entonne et que m’abreuve pour pouvoir poursuivre ? - Il s’agit de Braquemart, sieur Gobert. Son cheval n’est plus en écurie, je crains qu’il n’ait quitté la ville. Gobert en interrompit buvade au seuil de ses lèvres. - Bougremissel ! Voici nouvelle fort ennuyeuse. Cet idiot a caractère de vieille rosse galeuse. Il est capable de galoper vite et loin. - Mais où ? Où sera-t-il donc allé ? - À mission, il ne renoncera pas. Il aura poursuivi vers Vérone. C’est là-bas qu’à coup sûr nous le rattraperons. Et là dessus, Gobert s’enfila bière qui croupissait en chope depuis trop longtemps à son goût. - Enfin, sieur Gobert ? Ne partons nous point céans ? Gobert fit signe à patronne de lui remplir chope et descendit de table pour dire à la jeune femme, du ton de celui qui connaît leçons de la vie. - Il n’est point de bonne décision à prendre lorsque l’on a commencé à boire, sinon celle de continuer. Partir au milieu de soif, tête à demi vide d’idées, en nuit, c’est là meilleur moyen de se perdre ou de tomber en embuscade. Buvons cette nuit jusqu’au bout, puisque nous avons goût en bouche et demain nous y verrons plus clair et nous galoperons plus vite. Et là dessus, Gobert bondit sur la table, dont les pieds craquèrent. Il se stabilisa en s’aidant du mur, et toisant l’assistance, il dit haut et lueur à l’oil : - Que ceux qui veulent entendre Les Stances à la Reine Cunégonde me paient cruchon ! Nul ne comprit, mais tous acceptèrent. |
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Il faut savoir abuser des mauvaises choses. | ||||
© Cousu Mouche, 2006-2007, tous droits réservés |
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