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Chapitre XV |
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Épisode 082 |
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Après sa sortie de la taverne, Braquemart avait foncé droit aux écuries. Il avait négocié deux gourdes de bonne gnôle au vieux palefrenier puis lancé son cheval dans la nuit. Il ne voulait songer à rien, s’enfoncer dans le noir à la seule poursuite de sa mission. Mais le visage de Quinotto lui collait aux yeux. Était-ce Dieu possible que le gamin fut son fils ? Il préférait ne pas le croire. Quand, autrefois, il s’était aventuré sur les routes, lui, fils de Jeanne Bourbier à la cuisse légère, c’était pour quitter son destin de mauvais sort, de paria, son histoire déjà tracée. Il savait qu’il n’était point fait pour errer dans les campagnes, pour mendier son pain en tendant la main, genoux au sol, sur le passage des marchands, de la même façon que sa mère s’allongeait parfois pour assurer pitance. Les campagnes, il les avait fait siennes dès l’enfance, les marchands, il s’en était moqué le front haut, garnement qui se refusait au destin, qui tentait sa chance sitôt qu’elle se présentait. Il était prêt à suivre le premier porteur de rêves venu, car son caractère ne le mènerait qu’aux geôles et à la bastonnade, et ses bonnes blagues faisaient trop pleurer sa mère. Ainsi s’était-il rallié aux troupes de Tristan de Prozac qui l’avait nommé lieutenant de sa croisade. Auprès de Tristan, Alphagor apprit à manier l’épée. Et s’il n’avait la grâce et la souplesse, il avait le poignet solide et suffisamment de jugement pour attendre le bon moment afin de placer sa botte. Et si croisade ne vit jamais Jérusalem et s’échoua dans la honte et le dépit, si les combats furent souvent piètres embuscades et le menèrent bien moins loin qu’il ne le disait en taverne, Braquemart se sentait plein droit d’en parler à sa guise. Les distances, comme le temps, sont affaires de celui qui les sent en son cour et en son corps. Il n’est point mensonge que d’arranger joliment son passé, juste la saine coquetterie du conquérant. La vérité, la seule, c’est qu’Alphagor Bourbier, fils de Jeanne, était revenu héros en son bourg, exempté d’impôt et assuré d’une livre de pain et d’un bol de soupe, sur ordre du Duc. Une petite rente et une terre qu’il laissait en friche à l’autre bout du duché, voilà toute sa fortune. Il vivait comme il le voulait, lui qui n’avait rien appris, lui qui ne savait nul métier. Aussi quand une mission lui était confiée, il fonçait sans se retourner, sans songer à ce qu’il laissait derrière lui. Qu’aurait-il obligé femme ou enfant à partager le bol et le quignon, à subir son indolence ? Il aurait alors dû chasser corneauduc, non pour le plaisir de voler bon gibier à gens de cours, mais pour nourrir dignement les siens, jour après jour, sûr de se faire prendre un jour. Les pères apprenaient à leur fils à manier la bêche, la pioche ou la massue, les mères leur contaient fables et histoire de famille, leur inculquaient politesse et respect des aînés. Qu’aurait-il pu dire à un fils, lui qui ne savait rien faire, lui à qui sa mère n’avait appris nul usage, sinon astuces de couche et moult mouvements de fessard. Il n’était pas parti pour laisser en nature enfant de lui, aussi désarmé face à la vie qu’il avait pu l’être. Il était homme de peu, homme qui fuit la couche au vent du matin, homme de rire et de plaisir, mais point homme qui laisse l’amante ou l’ami dans l’embarras. Aussi l’idée d’un fils lui trottait fort mal au cour et voulait-il la chasser au plus vite. |
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Pousse, ça passe ! | ||||
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