Chapitre III
 
     
 
Épisode 009
 
     
 

Nicky accéléra le pas pour se réchauffer. Malgré ce sale temps, il décida de rentrer à pied à l’hôtel. Il avait besoin de calme pour repenser à la soirée. Les propos de Philippe tournaient dans sa tête comme une toupie bariolée qui risquait à tout moment de trébucher dans sa pirouette. « Je ne suis pas ici pour te piquer ta place. » Nicky avait lancé cette boutade sans réfléchir, mais vu la réaction de Philippe, il avait compris que c’était effectivement ce qu’il redoutait.

Sa chance, Nicky l’avait eue, il y a des années, mais il n’avait pas su la saisir, pire il avait été l’instrument de sa propre défaite. Personne ne pouvait rivaliser avec Paolo. Lorsque Nicky lui avait présenté Claude, il avait vite compris son erreur. Paolo avait déployé son charme, et ravagé ses espérances. En quelques minutes, Claude, sa Claude adorée avait sauté sans hésitation dans la toile que Paolo avait grossièrement tissée. Capturée, emballée, dévorée. Le tout en quelques mois. Paolo était un chasseur, il aimait la traque, ensuite, quand sa proie soumise réclamait sa cuillère de miel quotidienne, il la relâchait. Pourtant, Claude, sa Claude, il l’avait gardée. Même épousée. Un vrai mariage de petit bourgeois endimanché, tout ce que Nicky détestait. Il détestait cette comédie surtout parce que c’était lui qui aurait dû jouer le rôle du marié.

En revoyant Claude, il s’était rendu compte que son grand amour avait disparu. Elle était toujours aussi ravissante, mais le temps, la routine du quotidien, la raison, avaient englouti sa passion. Tant mieux. Il lui parlerait plus facilement demain.

Au détour d’une ruelle, Nicky vit les lueurs d’une enseigne. Il n’avait pas vraiment soif, mais il avait envie de se fondre dans une ambiance joyeuse de buveurs de bière. L’odeur de fumée l’aspira dans la chaleur du bar. Il se fraya un chemin jusqu’au comptoir et commanda une bière brune. Le liquide lui brûla la gorge puis coula délicieusement dans ses veines. Après la troisième gorgée, il se mit à penser à ce qu’il dirait à Claude le lendemain. Elle serait surprise, ne comprendrait pas tout de suite. Mais il insisterait, lui raconterait en détails l’agression dont ils avaient été victimes, Paolo et lui, quand ils étaient gamins.

En fermant les yeux, Nicky revoyait nettement le kiosque exigu, Carlo, le gentil gérant, et le jeune gars qui brandissait une arme en criant : « le fric, donne-moi le fric et je ne te ferai rien ! » Mais Carlo avait joué au héros, il avait ri en empoignant le pistolet. « Laisse fiston, ce joujou est trop dangereux pour toi, retourne t’amuser avec tes camarades. » A ce moment là, le coup était parti. Un seul. Mais il avait suffi. Carlo s’était écroulé au ralenti, sans avoir eu le temps de maudire sa stupidité.

Demain, Nicky parlerait aussi à Claude de la promesse qu’ils s’étaient fait il y avait bientôt vingt cinq ans. Ils s’étaient jurés de ne jamais jouer au héros, de s’allonger, de faire le mort. Dans l’émission qu’il avait vue avant hier, un policier racontait le drame de la station service dans lequel Paolo avait été tué. Paolo Calvi s’était interposé pour porter secours au caissier. Le braqueur surprit par son intervention avait paniqué et tiré. Résultat, deux morts et un assassin qui courait toujours. A la fin de son récit, le policier avait précisé : « Malheureusement, le feu a effacé les preuves de cette fusillade. » Le feu. Le feu avait englouti les traces de l’assassin, mais il avait également carbonisé les corps des deux hommes. Ils avaient identifié Paolo grâce à sa montre restée intacte. Un cadeau de Claude pour son dernier anniversaire. Trente-cinq ans.

Avant de voir cette émission, Nicky ne connaissait pas les circonstances exactes du drame. Brisé par sa rupture avec Claude, il était parti. D’abord chez sa sour en Italie, puis il avait accepté un boulot aux Etats-Unis.

Nicky fut tiré de ses souvenirs douloureux par une sirène d’ambulance. Il crut d’abord que le bruit venait de son crâne, puis, en voyant les quelques clients du bar se lever pour regarder par les fenêtres, il comprit que le vacarme était réel. Un homme émergea tout excité :

- Un gars s’est fait tabasser derrière les chiottes de chez Bobby. Il a l’air méchamment amoché.

- C’est sûrement un coup de l’agresseur des bars. En tout cas, il peut toujours essayer de venir ici, il sera reçu avec ça !

Toutes les têtes se tournèrent vers le patron qui brandissait une carabine rutilante.

Nicky se leva vivement et posa quatre billets sur le comptoir. Il ne voulait surtout pas être mêlé à une histoire sordide, pas aujourd’hui, pas ici.

En sortant, il tourna à droite, et s’éloigna rapidement. Une voiture le frôla et fit jaillir une gerbe d’eau qui l’aspergea. En pestant, il réalisa qu’il avait oublié son parapluie dans le bar. Tant pis, il n’y retournerait pas. Il prit la direction de son hôtel. En marchant vite il y serait en dix minutes. Ses chaussures trempées glissaient sur les pavés et il devait zigzaguer entre les flaques pour ne pas s’étaler. Il avait l’impression de traverser une rivière en sautant de caillou en caillou. Cette image lui rappela les escapades dans les bois avec Paolo, quand l’école devenait insupportable. Concentré sur ses pas, Nicky sourit au souvenir de ces moments de bonheur.

Il ne remarqua pas la silhouette qui venait à sa rencontre, il ne vit pas la pointe du couteau, il n’entendit pas le cri qu’il poussa lorsque son sourire se transforma en hurlement.

Il était déjà mort lorsque la ceinture de son imperméable prit une vilaine teinte rouge.