Chapitre IV
 
     
 
Épisode 013
 
     
 

- Lilie, viens m'aider à préparer le repas.

Maria pose doucement la main sur son épaule. Lilie aime les grosses mains de Maria, elles ont l'odeur des bonnes choses. Pour elle, Maria est bien plus qu'une cuisinière, c'est son amie. La seule. Maria n'essaie pas de la sortir de son mutisme, elle lui parle normalement sans ponctuer de soupirs des phrases inachevées.

- Aujourd'hui, nous allons préparer un gratin de pomme de terre et une mousse aux fraises. Qu'en penses-tu ?

Lilie hoche vigoureusement la tête en souriant. Elle adore les desserts.

- Je sais ce que tu penses, mais il faudra en laisser aux autres. Aujourd'hui c'est vendredi. Inutile de faire cette grimace jeune fille, prépare plutôt ton joli sourire.

La petite fille baisse les yeux. Elle a oublié que c'est vendredi. Le jour des invités. Toujours les mêmes. Sa mère pourrait changer ses habitudes. Les Maudet ne sont pas drôles et Philippe non plus d'ailleurs. Lilie soupçonne que Claude en a marre de ces repas. Mais elle n'ose pas rompre une vieille tradition et elle pense que cela fait plaisir à Grand-Mère. Elle se trompe, Grand-Mère a confié à Lilie que ces invitations l'ennuyaient.

Dans cette maison, on ne se dit rien. Pourtant, à part elle, tout le monde peut parler.

Une heure plus tard, le gratin est dans le four. Maria s'assoit lourdement sur sa chaise préférée, une vieille chaise en bois patinée par des années de service. C'est que depuis vingt-cinq ans, elle en a préparé des repas ! « Tu sais, Lilie, du temps du Colonel, on mangeait de la viande deux fois par jour, et pas question d'utiliser les restes pour le lendemain, le Colonel ne supportait pas les restes. D'ailleurs, il avait un appétit d'ogre. Le souvenir des privations de la guerre ou plutôt une gourmandise démesurée. Il me disait toujours : « Maria, votre cuisine ne supporte pas les restes, vous êtes le cordon bleu le plus fin de la ville. »

Lorsqu'elle cite le Colonel, Maria lève les yeux au plafond, comme si l'esprit du saint homme allait surgir pour quémander une gâterie à dévorer en cachette au paradis. Et invariablement elle dit : « Les choses ont bien changé depuis son départ, oui les choses ont bien changé. » Maria évoque le « départ » de Grand-Père comme un voyage, ou une mission à accomplir quelque part, très loin, dans un pays mystérieux truffé de pièges à colonels.

Mais Lilie sait comment le Colonel est parti, c'est sa mère qui lui a raconté. Il s'est étranglé avec un os de poulet.

- Maria, arrête ces bavardages, la petite est muette, pas sourde !

Carmen, surgit dans la pièce et pique une fraise dans la passoire. Lilie se recroqueville sur elle-même attendant la réplique de la cuisinière, Maria déteste que l'on touche à sa nourriture avec les doigts. D'ailleurs, à part Lilie, personne n'est le bienvenu dans sa cuisine.

- Tiens, tiens, la princesse est levée ? Elle veut peut-être que je lui serve son petit déjeuner ?

- Allez Maria, on ne va pas recommencer. Mais tu as raison, je suis fatiguée. J'ai dormi comme une pierre. Il faut dire que le vernissage s'est terminé tard. C'est fou comme ces personnes si distinguées peuvent bâfrer quand ça ne leur coûte pas un rond.

Maria s'approche de Carmen et examine ses mains.

- Ma pauvre, ton vernis à ongle en a pris un sacré coup, je crois que les dégâts sont irréparables. Difficile de jouer les précieuses quand on est une domestique.

Les deux femmes continuent à s'envoyer des vannes et Lilie compte les points. En général c'est Carmen qui capitule en premier, mais aujourd'hui elle semble prendre un malin plaisir à titiller la cuisinière.

- C'est pour le beau Philippe que tu te mets en quatre ? Oublie, tu es trop vieille, il s'intéresse à la patronne pas à une boniche.

En disant ces mots, Carmen tourne la tête vers Lilie qui fait mine de fouiller sous la table. Maria s'interpose.

- Ne parle pas comme ça devant elle !

- Et pourquoi pas ? Je me fiche pas mal de cette gamine. Elle s'accroupit près de Lilie et fait mine de lui caresser la tête. La pauvre chérie, vous savez, elle a reçu un choc, depuis elle ne parle plus. On ne sait pas pourquoi, elle ne parle plus c'est tout. Alors, vous comprenez, il faut la ménager. Carmen saisit Lilie par les épaules et la secoue. Et si tu jouais la comédie ? Allez parle ! Non, bien sûr. Si tu parlais, tu ne serais plus la princesse de cette maison de femmes, et je ne devrais plus exécuter tes moindres caprices.

Elle se relève et s'adresse à Maria qui s'est approchée en brandissant un couteau.

- Même sa grand-mère est moins exigeante. Et laisse ce couteau Maria, tu vas te blesser. Carmen prend une autre fraise. En plus, c'est une petite fouineuse, hier, Raoul l'a surprise en train de rôder autour de notre chambre.

- Ton mari n'a pas intérêt à toucher à la petite.

- Inutile de prendre cet air menaçant. Raoul ne risque pas de la corriger, il l'adore. Il a de la pitié pour cette petite intrigante, c'est un gentil qui se laisse berner, comme tous les habitants de cet appartement.

Maria n'y tient plus.

- Maintenant, dégage.

Grand-Mère arrive au moment où Carmen sort de la pièce. Carmen s'arrête et sourit en prenant le bras de la vieille femme.

- Bonjour Madame, j'allais justement venir vous aider à faire votre toilette. Je vous emmène à la salle de bain. Attention au carrelage, il est glissant, un reste de gras qui n'a pas été nettoyé, peut-être ?

Lilie déteste ces disputes, elle sort de son trou et vient se blottir dans les bras de Maria qui l'accueille dans la chaleur de ses seins. Maria lui caresse la tête et lui murmure des mots rassurants pour apaiser les tremblements qui agitent son petit corps.