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Chapitre V |
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Épisode 014 |
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Ses chaussures à talon étaient trempées, mais elle ne le remarquait pas. Claude marchait tête baissée sans éviter les flaques, sans fuir la pluie qui s’infiltrait dans le col de son chemisier et dégoulinait dans son dos. Nicky était mort. Assassiné. Comme Paolo. Cette nuit, quelques heures après son départ du vernissage. Dans une ruelle étroite. Un coup de couteau. Il était mort sur le coup. Elle s’en voulait tellement de l’avoir rembarré hier soir. Aussi, pourquoi n’avait-il pas donné signe de vie pendant toutes ces années ? Il aurait pu envoyer une carte de temps en temps. Mais Claude était trop lucide et trop malheureuse pour lui lancer la pierre. Dans cette histoire, elle était l’unique fautive. Elle l’avait laissé tomber pour un autre. Maintenant, les deux hommes pourraient s’expliquer. La mort n’offrait pas grand-chose, mais elle donnait du temps. Claude s’immobilisa et attendit. Une foule compacte l’entourait. C’était l’heure de la pause. Les parapluies s’entrechoquèrent, alors elle réalisa qu’elle avait oublié le sien à la galerie. Tant pis. Le feu passa au vert. En traversant, elle décida d’annoncer la nouvelle aux autres après le repas, lorsque sa mère serait allée se reposer. Claude voulait lui épargner un choc. La vieille femme avait beaucoup d’affection pour Nicky. Claude tourna dans une ruelle, abandonnant la foule en quête de nourriture. Cet inspecteur semblait assez inoffensif. Lorsqu’il lui avait annoncé le meurtre de Nicky elle fixait une tache sur le col de sa chemise. Une tache de sang. Brunâtre en forme de cour. Il lui avait expliqué qu’il s’était coupé ce matin en se rasant. « Vous comprenez, j’ai beaucoup de mal à me réveiller et j’ai l’habitude de fermer les yeux en me rasant. Ce matin, je me suis raté. » Oui, inoffensif. Lorsqu’elle arriva devant chez elle, Claude était frigorifiée. Le vieil immeuble austère se dressait face à la pluie comme un paquebot déterminé à suivre sa route. Les grandes fenêtres laissaient entrevoir des points lumineux éclaboussés par les gouttes brillantes. Elle essaya de distinguer un mouvement derrière les fenêtres du premier étage, mais elle ne vit rien, seulement le reflet de sa propre peine, immobile. La vie s’était arrêtée avec la mort de Nicky. Ces idées morbides étaient stupides. Ce n’était pas vraiment de sa faute, elle le savait, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que c’était elle la responsable. Une sorte de déformation génétique. Elle avait hérité du sentiment de culpabilité comme d’autres héritent de la gloire ou de la beauté. Et, depuis quarante cinq ans , elle faisait avec. Finalement, elle entra dans l’allée. En se refermant, la lourde porte en bois se fracassa contre le seuil. Instantanément, les rumeurs extérieures disparurent. Un silence humide l’enveloppa. Claude se dirigea à tâtons vers les escaliers noyés dans la pénombre. Le paquebot livrait ses entrailles, quatre étages, quatre appartements, un par étage. Le navire était vieux, mais il gardait des relents d’opulence. Jusqu’au premier, dix-huit marches. Des grosses marches en pierre qui résonnèrent au rythme des talons égarés de Claude. |
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© Cousu Mouche, 2007-2008, tous droits réservés. |
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