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Chapitre V |
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Épisode 017 |
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Claude ne vit pas l’éclaircie. Elle se tenait pourtant appuyée contre le montant de la fenêtre. Philippe avait raison, elle devait se souvenir, balayer le voile qui recouvrait cette journée. Le neuf juin. Cinq ans déjà. Un samedi. Elle se souvenait, ce jour là aussi, il pleuvait. Paolo était de mauvaise humeur. Le matin il avait travaillé sur un dossier particulièrement complexe. - Je ne supporte plus de me décarcasser pour réparer les conneries de ces gros pleins de fric. Claude lui avait répondu qu’il était grassement payé pour ça. Il s’était vexé. Furieux, il avait renversé le pot de peinture qui était sur la table de l’atelier en disant : - Il faut bien que quelqu’un bosse dans cette maison, ce n’est pas avec tes gribouillages que nous allons payer les factures. L’eau colorée éclaboussa son dessin. Des traînées humides maquillèrent le visage délicat de la femme qui se transforma en bouillie répugnante. Devant ce désastre, Claude n’avait rien dit. Elle avait saisi une paire de ciseaux et découpé consciencieusement la feuille dégoulinante en petits morceaux. Pour oublier la femme du dessin et le mépris qu’elle avait vu dans ses yeux avant de disparaître noyée. Ce jour là, Lilie aussi était de mauvaise humeur. Elle avait attrapé froid la veille en jouant au parc et depuis elle toussait. Cette vilaine toux les avait réveillés à plusieurs reprises. A chaque fois, Claude s’était levée pour apaiser sa fille, mais à peine recouchée, elle l’entendait recommencer à geindre. Finalement, elle avait dormi dans la chambre de Lilie, sur le petit canapé d’angle. Le matin suivant, Paolo lui avait dit : - Tu devrais être plus ferme avec elle, ne pas céder à ses caprices. Claude n’avait pas répondu, mais soupiré, en silence. Ne pas céder à ses caprices ! Comment Paolo pouvait-il dire une chose pareille, lui qui vénérait son enfant, sa princesse ? Mais elle ne voulait pas déclencher une dispute. Cet après-midi, elle avait promis d’accompagner sa mère chez sa meilleure amie qui habitait à Annecy et elle comptait sur Paolo pour s’occuper de Lilie pendant son absence. Paolo avait accepté, mais elle savait qu’il détestait être coincé le samedi. - Cet après-midi, tu pourrais emmener Lilie au cirque. Veux-tu que je réserve des places ? Paolo ne bougea pas, mais elle sentit son corps se contracter et son visage se figer dans une grimace narquoise. - Mais ma chérie, tu oublies que notre fille est très malade. Tu te rappelles, tu as passé la nuit à son chevet. Alors tu vas téléphoner à ta mère, lui dire que tu es désolée, mais que tu dois rester auprès de ta petite fille. La petite Aurélie a besoin de sa maman. - Arrête tes sarcasmes. Tu peux très bien t’occuper d’elle. Paolo bondit de sa chaise et s’approcha de Claude. - Non je ne peux pas, tu sais bien que je ne supporte pas la maladie. En plus, j’ai des projets pour cet après-midi. Alors, bien sûr, ils s’étaient disputés. Lorsque, deux heures plus tard Claude était sortie avec ses clefs de voiture, elle s’était sentie galvanisée. Pour une fois, elle n’avait pas cédé. Paolo était resté avec Lilie. Ils n’étaient pas allés au cirque, ils avaient pris de l’essence à la station service de Troinex. Et Paolo était mort, carbonisé. Pendant que les flammes transperçaient son corps, Claude était confortablement installée dans une véranda à Annecy. Elle écrivait une lettre à Paolo, une lettre dans laquelle elle s’excusait, une lettre dans laquelle elle lui disait qu’elle l’aimait tellement fort, une lettre qu’il ne reçut jamais. Lilie ne comprenait pas pourquoi sa maman restait plantée devant la fenêtre, elle aurait dû retourner travailler ou aller faire des courses ou n’importe quoi, ailleurs. Mais lorsqu’elle aperçut les larmes rouler sur ses joues, elle sortit discrètement de sa cachette pour blottir dans l’étoffe soyeuse de la robe de sa maman. Claude se pencha en avant et serra fort le petit corps dans ses bras. Mais Lilie grimaça et fonça en direction des toilettes. Alors Claude remarqua le soleil qui éclaboussait la pièce. Le visage collé à la fenêtre, elle se laissa caresser par la lumière. En fermant les yeux, elle se demanda, une fois de plus, ce qui pouvait trotter dans la tête de sa fille. |
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© Cousu Mouche, 2007-2008, tous droits réservés. |
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