Chapitre VIII
 
     
 
Épisode 028
 
     
 

Carmen regarda sa montre. Trois heures. Raoul était parti depuis trois heures, et elle commençait à s’inquiéter. Il était bizarre depuis quelque temps. En fait, il était bizarre depuis plusieurs mois, mais elle s’était fermé les yeux et bouché les oreilles pour ne pas entendre cette petite voix qui lui murmurait ses propres doutes.

Elle était fière de son mari. Cet homme si beau, si jeune qui avait daigné poser son regard sur elle.

Plantée devant le miroir de leur petite chambre, elle détailla froidement son image. Ses cheveux ondulés flottaient autour de son visage comme s’ils cherchaient à atténuer les marques du temps qui s’étaient installées autour de ses yeux. Elle avait une chevelure magnifique, noire avec des reflets d’ambre. Une crinière d’animal sauvage. Raoul avait su dompter sa fougue et maintenant Carmen attendait les caresses de son maître en exécutant docilement son numéro. Elle détestait cette femme servile, mais elle adorait Raoul et était prête à ramper devant lui pour se faire aimer.

Ses amies l’avaient mise en garde contre cet homme plus jeune qu’elle, ce bellâtre qui tôt ou tard aurait besoin de chair fraîche pour se sentir vivant. Dès le début, Carment savait qu’elles avaient raison, mais lorsqu’il lui proposa de l’épouser, elle accepta. Ses copines, toujours les mêmes, insinuèrent qu’il avait trouvé une bonne poire pour lui fournir les papiers nécessaires pour rester en Suisse. Mais Carmen ne les écouta pas, et, après le mariage, elle décida de rompre avec ces mauvaises langues.

Aujourd’hui, elle le regrettait, elle se sentait seule et dépourvue devant l’attitude de son mari.

Et il y avait autre chose. Carmen détestait y penser, mais le comportement de Raoul lui rappelait l’autre. Le seul autre homme qu’elle avait aimé. Un homme marié qui l’avait prise comme une aventure agréable, un divertissement bienvenu dans sa petite vie de famille qui sentait le vieux tapis. Alors elle avait passé l’aspirateur avec fougue, chassant la poussière qui s’était incrustée à coup d’étreintes passionnées. Une fois sa petite vie remise à neuf, il n’avait plus eu besoin d’elle alors commença le temps des mensonges. Des excuses bidon pour des rendez-vous manqués, des promesses percées auxquelles, pourtant, elle s’accrochait comme une adolescente.

A l’époque, elle pensait que la force de son amour le ferait revenir, qu’un sentiment aussi puissant ne pouvait qu’être partagé. Lorsque le lâche avait finalement avoué qu’il voulait rompre, il n’avait pas osé lui dire qu’il ne l’aimait plus, il avait invoqué la culpabilité insoutenable qu’il éprouvait envers sa fille, «. mais Carmen, tu resteras toujours un soleil gravé dans mon cour, une petite fleur d’amour qui a su me rendre heureux ». Maigre consolation. En jetant un dernier coup d’oil à son reflet, elle se dit que la petite fleur aurait besoin d’être arrosée car ses pétales tiraient salement la langue.

Ce matin, après que le médecin fut arrivé pour s’occuper de Lilie, Maria lui avait proposé de boire une tasse de thé. C’était la première fois qu’elles se parlaient sans se disputer et Carmen avait failli lui confier ses soucis. Mais, heureusement, elle s’était abstenue. Maria ignorait Raoul ce qui convenait à tout le monde et Carmen ne voulait surtout pas attirer les foudres de la cuisinière sur lui.

En se plaçant de profil devant le miroir, Carmen remarqua un léger gonflement au niveau de sa taille. Les quelques kilos accumulés ces dernières semaines commençaient à se voir. Elle était enceinte, mais pas de bébé niché dans ses rondeurs, juste un trop plein de tristesse. Un filet de mascara se faufila le long de l’arête de son nez. Un bébé pourrait donner un nouveau souffle à leur amour. Chaque fois qu’elle voulait en parler, Raoul se défilait. « Nous avons le temps, rien ne presse, il faudrait d’abord que je trouve un vrai boulot, j’en ai marre de faire le larbin dans cet appartement de femmes, après on en reparlera. » En général, à ce stade de la discussion, Carmen s’énervait, lui rappelait qu’elle allait avoir trente ans, qu’elle ne voulait plus attendre. Alors, Raoul se levait et sortait en claquant la porte.

Ce matin, ils s’étaient disputés, il était parti et depuis, elle l’attendait.

Carmen sursauta, on frappait à sa porte. Elle ouvrit et se trouva face à Claude.

- Excusez-moi de vous déranger, mais pourriez-vous accompagner ma mère dans sa promenade cet après-midi ? Je suis désolée, je sais que c’est votre après-midi de congé, et vous avez certainement d’autres projets, mais je n’ose pas laisser Lilie seule.

Madame Calvi ne lui demandait jamais de service de dernière minute, elle était exigeante, mais respectait le temps libre du personnel. Même si elle n’avait pas d’affection particulière pour cette femme, Carmen la respectait et elle accepta de la dépanner. En fait, elle était soulagée d’échapper à une longue après-midi de solitude. Soulagée de quitter sa petite chambre et ce miroir qui mimait l’image de ses doutes.