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Chapitre VIII |
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Épisode 033 |
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Après avoir raccroché, Claude alla guigner dans la chambre de Lilie. Sa fille regardait son album. Les rayons de soleil transperçaient la pièce comme pour balayer la morosité de ces derniers jours. Penchant la tête, Lilie caressa une photo, referma l’album, puis se laissa tomber sur son oreiller. Depuis quelque temps, son visage avait changé. Malgré toutes les sucreries qu’elle avalait en soudoyant Maria, ses joues étaient moins rondes. Allongée sur son duvet, Lilie avait gardé ses pantoufles qui pendaient sur ses doigts de pieds. Alors Claude réalisa que sa fille grandissait. Ce n’était plus la petite fille de trois ans qu’il fallait à tout prix préserver du monde extérieur. David avait raison, il était temps de la confronter à ses peurs. Doucement, elle s’avança. - Coucou ma chérie, il faut que je te parle. Lilie ouvrit les yeux et sourit à sa maman. - Oui, je sais, tu te reposes, tu es fatiguée par ton malaise de ce matin, mais j’aimerais que tu m’écoutes très attentivement. Claude se rapprocha et prit la main de Lilie dans la sienne. Elle était toute froide, comme si la chaleur du soleil n’arrivait pas à percer l’enveloppe délicate de sa peau. - L’inspecteur Morales vient de me téléphoner, il aimerait te poser des questions. Tu ne seras pas seule. Je serai là et ton médecin aussi. La petite main transparente se crispa mais Claude continua : - J’ai accepté à condition que nous puissions interrompre l’entretien à n’importe quel moment. Voilà, elle avait osé parler à sa fille, osé lui imposer un interrogatoire que toutes deux redoutaient. Maintenant elle attendait sa réaction. Lilie la regarda sans baisser les yeux. Elle paraissait calme, presque soulagée. Claude lui serra très fort la main, elles affronteraient cette épreuve ensemble. Dès que sa maman quitta sa chambre, Lilie se tourna vers le mur, attrapa Boubou et se blottit sous son duvet. Cet inspecteur Morales devait être quelqu’un de très persuasif pour avoir réussi à convaincre sa mère. Pourtant, elle ne lui en voulait pas. Elle se sentait étrangement calme. Le monstre qui la guettait depuis toutes ces années allait enfin sortir de son trou et la dévorer. Finalement, ce serait juste un mauvais moment à passer et ensuite, quand tout serait terminé, elle pourrait enfin dormir. Très longtemps. Les gens pressés de rentrer chez eux passent devant elle sans la voir. Elle a si froid, elle n’aurait jamais dû sortir avec ce temps. Dans cette rue immense les voitures roulent dans tous les sens en klaxonnant furieusement. Elle voudrait se mettre à l’abri mais elle doit marcher au milieu de la route car, tout autour d’elle, des objets tombent du haut des immeubles et viennent s’écraser sur les trottoirs. En tournant la tête elle aperçoit une jambe qui dépasse d’un piano éventré. Les touches noires et blanches éparpillées sur le sol se trémoussent au rythme d’une musique lancinante qui sort des entrailles du mort. C’est la grosse voix, elle est chez elle ici, dans cet endroit qui pue le monstre. Aurélie se met à courir, elle zigzague entre les gens qui se transforment en statue quand elle les touche. La foule s’épaissit, cherche à la freiner, lui tend des pièges, lui parle : « Où cours-tu si vite, petite fille ? Reste avec nous, viens te reposer. » Mais elle se bouche les oreilles et continue sa course. Soudain, la foule ondule en gémissant. Puis, les gémissements deviennent des sanglots. Des énormes larmes crépitent sur le bitume et très vite, des flaques noires zèbrent la rue. Les sanglots cessent, mais les larmes continuent de couler en silence, comme si la grosse voix avait pris sa pause. L’eau lui chatouille les chevilles. Aurélie ne bouge plus, elle s’est transformée en statue. Seuls ses yeux s’agitent et observent l’eau sombre, chaude, poisseuse, qui grimpe le long de ses jambes. Alors la grosse voix revient, mais cette fois elle a la forme du monstre. Des dents très blanches se découpent dans la fente d’un masque gris foncé. Il ricane en faisant des gestes obscènes avec ses pattes. Une nuée d’insectes oranges renifle son gros derrière, mais le monstre s’en fiche, il lisse son costume, choisit une allumette dans un carton balancé d’une fenêtre, la frotte contre la semelle de sa chaussure, la jette dans l’eau et s’éloigne rapidement en claudicant, comme s’il avait perdu une patte. Pendant l’instant qui précède l’explosion, Lilie voit ses yeux remplis de terreur se refléter dans l’essence, tandis que la grosse voix hurle dans la nuit : « Si tu parles, je te tue. » Lilie se réveilla en sursaut, l’oreille de Boubou coincée entre ses dents. Elle aurait dû se méfier, la grosse voix adorait venir lui rendre visite pendant la journée. Elle faisait toujours le même rêve. Pourtant, aujourd’hui, c’était la première fois qu’elle voyait le monstre de près, Elle avait même vu ses chaussures, noires avec une semelle épaisse. En essuyant la transpiration sur son visage, Lilie se demanda comment le monstre avait réussi à enfiler ses pattes répugnantes dans des chaussures d’humain. |
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© Cousu Mouche, 2007-2008, tous droits réservés. |
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