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Chapitre X |
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Épisode 041 |
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Edouard regarda d’un oil sévère sa femme jeter son manteau mouillé sur le bras du canapé. Cela faisait trois quarts d’heure qu’il l’attendait pour régler les détails concernant la prochaine vente aux enchères mais Florence ne sembla pas remarquer son agacement. - Désolée du retard, mais il y avait un monde fou à la pharmacie. Claude n’est pas encore là ? - Non. Mais on n’a pas besoin d’elle pour choisir les tableaux. - Qu’est-ce qui se passe, Edouard, tu es fâché ? En parlant, Florence se rapprocha de lui et lui noua les bras autour du cou. Radouci, Edouard respira son odeur musquée et lui caressa le visage. - Ma chérie, on ne peut pas dire que tu as été très polie avec Monsieur Porchet hier soir. Ce n’est pourtant pas le moment de nous brouiller avec nos meilleurs clients. La galerie traverse une mauvaise passe, les gens n’investissent plus dans l’art. Florence le coupa, elle n’avait pas envie d’entendre un réquisitoire sur la vulgarité de notre société. - Je suis désolée, mais hier soir je n’étais pas dans mon assiette. L’entretien avec l’inspecteur m’a laissé un sentiment de malaise. - Vraiment ? J’ai trouvé ses questions plutôt anodines. Ne t’inquiète pas. A mon avis, nous n’allons pas le revoir avant longtemps. Maintenant, mettons-nous au travail. D’une main ferme, il la guida vers la grande salle d’exposition. Au milieu de la pièce, la longue table Louis XV était recouverte de dossiers. Ce désordre jurait avec le reste de la pièce si parfaitement rangée. Florence frissonna comme si ces papiers éparpillés reflétaient son propre trouble. Elle regarda son mari tandis qu’il compulsait la liste des tableaux qu’elle lui avait soumise pour la prochaine vente. Edouard soignait son apparence, elle ne l’avait jamais surpris en tenue débraillée. Si, une fois. Quand ils dormaient encore dans le même lit, quand ils partageaient encore la même chambre. Mais après sa fausse couche, elle était devenue insomniaque et c’est elle qui avait proposé de dormir dans la chambre d’amis. Juste le temps de retrouver son sommeil de bébé. Mais le bébé était mort, et dans sa mort il avait entraîné une partie de son innocence. Et les semaines se transformèrent en mois, presque par hasard. Chacun avait pris ses petites habitudes. Ils avaient plus de place pour ranger leurs affaires, Edouard pouvait lire tard sans que la lumière la dérange et elle pouvait regarder la télévision dissimulée dans son placard sans devoir supporter les regards critiques de son mari. Cette situation provisoire durait depuis cinq ans. Au début, ils faisaient l’amour au moins une fois par semaine, comme s’ils voulaient prouver que cet éloignement temporaire ne changeait rien à l’ardeur de leur relation. Mais ils étaient souvent fatigués le soir et le matin Edouard supportait mal de traîner au lit alors qu’elle adorait les grasses matinées. Tout naturellement, les étreintes s’étaient espacées. Elle ne lui en voulait pas, au contraire ; depuis sa fausse couche, depuis que les médecins lui avaient affirmé qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfant, son appétit sexuel s’était mis au régime. Maintenant, elle picorait des miettes, histoire de ne pas mourir de faim. Mais la passion, le corps qui devient moite de désir, qui attend en vibrant et qui s’offre en hurlant, c’était terminé. Elle venait d’avoir quarante ans, encore quelques années à supporter ces étreintes rapides et la ménopause boufferait les restes. Le chapitre serait clos. Edouard lui posa une question qui la tira de sa rêverie mais il n’attendit pas sa réponse et continua de soliloquer. Oui, Edouard était toujours impeccable, la carte de visite de la galerie Maudet. Raffiné, cultivé, galant avec les femmes, poli avec les hommes, un rien obséquieux, mais quand on flirtait avec les ouvres d’art, on pouvait se permettre un zeste de prétention. - Alors qu’est-ce que tu en penses ? Il avait l’air soucieux et Florence ressentit une bouffée de tendresse pour cet homme qui avait construit sa vie autour d’elle. Elle lui répondit avec enthousiasme. - Je pense que le thème est intéressant et les tableaux choisis parfaits. Mais Edouard, pourquoi ne pas mettre un peu de fantaisie dans le titre pour une fois ? - A quoi penses-tu ? Elle savait que le terrain était glissant, mais elle continua : - « Paysages marins du dix-neuvième siècle », tu ne trouves pas que c’est un peu banal ? - Pas du tout, mais que proposes-tu à la place ? En examinant les photocopies des tableaux choisis, Florence dit : - On retrouve souvent un personnage isolé face à la mer, comme s’il cherchait une réponse à ses questions dans la masse d’eau qui lui fait face. - Et alors ? - Alors, on pourrait trouver un titre du style : « L’homme et la mer, un reflet de l’âme ». En voyant la moue de son mari, Florence s’empressa d’ajouter, - C’est juste une idée. - Ecoute Florence, on en a déjà discuté, nous ne sommes pas une galerie d’art conceptuel. Nos clients attendent du classique, ils ont leurs repères et n’entendent pas être bousculés. D’ailleurs, tu te rappelles quand. Mais Florence n’écoutait plus, elle connaissait la suite. Une fois de plus, Edouard avait gagné. Une victoire facile. Il y a quelques années elle n’aurait jamais capitulé aussi rapidement. Des pas résonnèrent dans l’entrée, Claude était arrivée. |
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© Cousu Mouche, 2007-2008, tous droits réservés. |
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