Chapitre XI
 
     
 
Épisode 045
 
     
 

Lorsque la voiture démarra, elle enfourcha son vélomoteur et la suivit. Le ciel s’était obscurci et la pluie se mit à tomber comme si les éléments avaient décidé de lui barrer la route. Mais rien ne pouvait l’arrêter, elle se sentait invulnérable, une justicière des temps modernes volant au secours de son amour menacé. La voiture était bloquée dans les embouteillages de fin de journée ce qui facilitait sa filature. Toutefois, elle faillit la perdre à plusieurs reprises car son casque se remplissait de buée et elle devait souvent s’arrêter pour l’essuyer.

Il faisait presque nuit maintenant, pourtant c’était seulement cinq heures. On aurait dit que quelqu’un avait éteint la lumière pour ne plus voir la misère du monde.

Carmen était frigorifiée, la pluie avait gorgé ses habits d’eau glacée qui lui dégoulinait le long des jambes.

Finalement la voiture ralentit et se parqua au bord du lac, juste en face du port. A part quelques promeneurs de chiens camouflés sous leur parapluie, le quai était pratiquement désert. Elle posa soigneusement son engin contre un arbre et attendit. Depuis son poste d’observation elle distinguait l’intérieur de la voiture éclairé par un lampadaire qui se trouvait à quelques mètres. Les deux hommes ne semblaient pas pressés de sortir, ils discutaient bien au chaud dans leur grosse bagnole pendant qu’elle se gelait à attendre qu’ils daignent se bouger. Elle commençait à flancher. La bise glacée lui tournait autour comme pour la capturer et la projeter dans les vagues.

Enfin, les portières s’ouvrirent et les deux hommes se dirigèrent vers le port. Le jeune gars semblait nerveux, il jetait des regards autour de lui, comme pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. Mais Carmen restait loin derrière eux, elle ne voulait pas se faire repérer. La pluie et le vent n’avaient pas l’air de les déranger ; ils s’avancèrent sur la jetée extérieure, celle qui était baignée par la lumière du phare. Les drisses des mâts des bateaux giflés par la bise s’entrechoquaient dans un vacarme de clochettes devenues folles. Le phare se mit à clignoter.

Carmen se rapprocha, juste à temps pour les voir enjamber le bastingage d’un voilier. C’est à ce moment qu’elle paniqua. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Chercher de l’aide ? Elle passerait pour la dernière des idiotes et Raoul la détesterait. Non. Elle ne devait compter que sur elle-même aussi stupide soit-elle, car elle était stupide et cette filature, ridicule. Elle se sentait minable et terrifiée.

Les deux hommes disparurent dans la cabine. Alors Carmen fit la seule chose qui lui traversa l’esprit, elle grimpa sur le bateau.

Les voix lui parvinrent assourdies par le grondement des vagues et le tintement des clochettes. Il fallait qu’elle se rapproche. En rampant, elle se posta en haut des marches qui menaient à la cabine. Une lampe à huile éclairait faiblement leurs visages. Raoul semblait furieux et le jeune mec terrorisé.

C’est alors qu’elle la vit briller dans la lueur de la lampe. Une lame effilée, tranchante, celle du couteau du père de Raoul, relique de son enfance qu’il astiquait avec adoration.

Ensuite, tout se passa très vite. Le jeune mec pointa un flingue sur la tempe de Raoul en criant, mais Carmen n’entendit rien, elle se rua dans la cabine en poussant un hurlement.

Surpris, Raoul lâcha son couteau. L’autre en profita pour l’immobiliser, mais Raoul était plus costaud et il réussit à le déstabiliser. Le pistolet était tombé et elle le ramassa, mais Raoul l’agrippa pour le lui arracher et un éclair assourdissant jaillit de ses entrailles couvrant le bruit des clochettes qui continuèrent à résonner dans sa tête.

Steve regarda l’ambulance disparaître dans le brouillard. Il avait complètement merdé sur ce coup-là et il pouvait dire adieu à sa promotion tant attendue. Robert, son collègue, celui qui était sensé le couvrir en cas de problème, éternua en pestant.

- Et merde, j’ai attrapé une crève.

- Ne t’inquiète pas, avec la suspension qui nous pend au nez, tu auras le temps de te soigner.

- Ecoute-moi bien, Steve. Je n’ai pas l’intention de trinquer pour tes conneries. Il va falloir que tu assumes.

Furieux, Steve lui dit :

- Mais pourquoi, tu ne l’as pas empêchée de monter sur le bateau ?

- Je croyais qu’elle était complice.

- T’es encore plus con que je croyais. L’agresseur des bars a toujours agi seul. Et tu aurais dû te rendre compte que c’était une débutante. Elle ne les aurait jamais suivis en mobylette si elle avait été dans le coup.

Mais Robert avait raison sur un point. C’était lui qui paierait les pots cassés.