Chapitre XIII
 
     
 
Épisode 057
 
     
 

- J’hésite à mettre en vente le Friedrich.

Edouard avait parlé doucement, comme s’il redoutait sa réaction. Mais Florence s’en fichait, il pouvait disposer à sa guise de ses précieux tableaux. Pourtant, en voyant l’air dépité de son mari, elle dit gentiment :

- Mon chéri, c’est ton tableau préféré, pourquoi voudrais-tu le vendre ?

- La vente d’un tableau aussi prestigieux pourrait attirer une clientèle plus internationale. Et si nous voulons créer une nouvelle galerie à Rome, nous aurons besoin de fonds pour l’achat des locaux. Il enchaîna rapidement. Il y a encore autre chose. Les événements de ces derniers jours t’ont beaucoup affectée et j’ai pensé qu’un voyage de quelques mois te permettrait de prendre des distances avec ces moments tragiques. Claude pourrait s’occuper de la galerie pendant notre absence. C’est toujours calme l’été. La vente du Friedrich nous aiderait à financer ce voyage.

Comme Florence ne disait rien, il continua.

- Nous partirons juste après la vente aux enchères.

Lentement, Florence s’arracha à la contemplation des nuages qui se disputaient les rayons du soleil et se tourna vers son mari qui souriait, planté au milieu de ses tableaux.

- Excuse-moi chéri, je n’ai pas bien entendu, tu as parlé d’un voyage ?

- Oui. Pendant quelques mois nous irons visiter les principales capitales d’Europe.

Edouard se rapprocha et mit tendrement son bras sur l’épaule de sa femme.

- Juste toi et moi. Alors, ma chérie, qu’en penses-tu ?

Florence se dégagea gentiment de l’étreinte de son mari.

- J’aimerais pouvoir y réfléchir tranquillement.

Devant l’air dépité d’Edouard, elle enchaîna.

- C’est certainement une bonne idée, tu as raison, je suis fatiguée et un voyage me ferait du bien. Laisse-moi juste un peu de temps pour m’y faire.

Florence ne pourrait pas supporter les manies de son mari ailleurs. Ici, dans leur quotidien, elle s’en accommodait. Mais dans des hôtels, des taxis, des aéroports, non. L’idée de se retrouver seule avec lui était insupportable.

Elle ne l’aimait plus. Le confort qu'illui procurait avait masqué la réalité de ses sentiments Et ce n’était pas un voyage, aussi merveilleux fut-il, qui pourrait les raviver.

Edouard s’était approché du Friedrich et semblait converser avec le personnage du tableau. Il ne vit pas la tristesse qui déforma pendant quelques instants le visage lisse de sa femme, il ne vit pas, non plus, la silhouette immobile qui les observait depuis l’entrée.

Philippe hésita. Il était passé à l’improviste à la galerie pour discuter d’un éventuel achat de tableaux pour sa banque, mais visiblement, il tombait mal.

Florence debout devant la fenêtre triturait le bas de sa blouse, les yeux vides et Edouard figé devant un tableau semblait aspiré par les flots tourmentés qui venaient s’écraser sur le cadre.

Il regarda sa montre. Il avait rendez-vous avec un client important à trois heures et il ne pouvait pas se permettre de le faire attendre. Alors, sans faire de bruit, il s’éclipsa.

Dans sa fuite, la porte d’entrée gémit faiblement, comme si le gardien des lieux avait fait un mauvais rêve.

En entendant la porte se plaindre, Florence sentit son cour se refermer. Comme elle ne voulait voir personne, elle alla se réfugier dans la petite cuisine. La maquette du catalogue de leur prochaine vente aux enchères était posée sur la table et elle se mit machinalement à la feuilleter. Elle pensait au voyage. Comment faire part à Edouard de ses réticences sans lui montrer son dégoût ? Quel prétexte inventer pour se dérober ? Elle pourrait lui proposer d’y aller seul en promettant de le rejoindre plus tard. Non, il n’accepterait pas, ce voyage il l’organisait pour elle.

Florence sentit une bouffée de colère lui grimper au visage. Pour elle ! Edouard prenait toujours des décisions sans la consulter. Il était convaincu d’agir pour son bien et lorsqu’elle osait lui faire une remarque, il prenait son air malheureux, s’excusant de sa maladresse en la regardant avec adoration. Florence aurait préféré qu’il s’énerve, qu’il lui parle de son ingratitude, lui qui ne veut que son bonheur. Alors peut-être qu’elle aurait osé lui avouer la vérité, lui dire qu’elle ne voulait pas faire ce voyage avec lui, qu’elle ne voulait plus faire aucun voyage avec lui.

Mais c’était trop tôt, elle n’avait pas ce courage, pas encore.

Elle s’était levée pour préparer du café, lorsque son regard rencontra la dernière photo du catalogue. Un personnage habillé en noir était juché sur un rocher face à la mer déchaînée. Il semblait défier les éléments, mais son audace paraissait désespérée. Florence soupira en refermant la maquette. Le Friedrich n’avait pas atterri par hasard dans le catalogue,

Edouard avait minutieusement planifié son coup.

La sonnerie du téléphone retentit dans ses oreilles comme un rappel à l’ordre. Elle devait cesser ses divagations et se concentrer sur ce qu’elle avait à faire pour la galerie. Florence saisit le combiné au moment où la sonnerie cessa. Tant mieux. Edouard avait dû répondre.

Quelques instants plus tard, son mari vint la retrouver dans la cuisine. Il semblait d’excellente humeur, il lui dit :

- Un client vient de téléphoner, il passera dans une heure pour visiter la galerie. J’ai l’impression que c’est un homme riche qui a de l’argent à placer dans des ouvres d’art. Je compte sur toi pour t’en occuper.

- Pourquoi ne pas le recevoir toi-même ?

- J’ai rendez-vous avec l’imprimeur à quatre heures. Et n’oublie pas, c’est toi la carte de visite de la galerie, moi, je ne suis que le fournisseur.

En prononçant ces mots, Edouard déposa un baiser sur son front puis sortit de la cuisine.