Chapitre XIII
 
     
 
Épisode 059
 
     
 

Philippe se leva et tâtonna à la recherche de l'interrupteur. Lorsque ses yeux s'habituèrent à la lumière David fut frappé par l'aspect de son ami. Sa cravate défaite pendait le long de sa chemise entrouverte dont les manches étaient retroussées sur les coudes, et il boitait légèrement en marchant, comme si ses pieds ne supportaient plus leur enveloppe de cuir. David ne l'avait jamais vu comme ça, Philippe avait l'air négligé et malheureux. Et ivre.

Après un long silence, David dit :

– Tu sembles inquiet, est-ce que je peux t'aider ?

Philippe ne répondit pas, et David crut qu'il n'avait pas entendu. Mais il avait tort, Philippe ruminait sa réponse et lorsque le verre se fracassa à ses pieds, David comprit que ce n'était pas la tristesse, mais la colère qui animait Philippe.

– M'aider ? Bien sûr que tu peux m'aider, laisse Claude tranquille. Sous prétexte de t'occuper des angoisses de la fille, tu veux te taper la mère, tu crois que je n'ai pas compris ton manège ?

– Calme-toi.

– Non, cela fait des années que je suis calme, trop calme. J'aime Claude, je l'ai toujours aimée. Avant toi, avant Paolo. Si elle m'avait épousé, elle ne porterait pas le poids d'une culpabilité qui la ronge et elle n'aurait pas à supporter une enfant à moitié folle. Mais non, il a fallu qu'elle se laisse éblouir par Paolo.

– Et Nicky, tu oublies Nicky.

Philippe fixa David comme s'il ne comprenait pas. Ses épaules s'affaissèrent et, lentement, il se rassit sur le canapé.

– Tu as raison, j'oublie Nicky. A l'époque, quand il sortait avec Claude, je l'enviais, mais je savais que cette liaison ne durerait pas, Nicky était trop discret, trop commun pour Claude. Tout le monde a oublié Nicky.

– Pas tout le monde, quelqu'un l'a tué, son meurtrier ne l'a pas oublié.

Philippe s'était calmé. Il alla chercher un autre verre et dit :

– David, occupe-toi de la fille et laisse moi prendre soin de la mère, j'espère que tu m'as bien compris ?

– Serais-tu en train de me menacer ?

Mais Philippe ne répondit pas. Il rajusta sa cravate, enfila son veston, agrippa son imperméable et sortit.

Après son départ, David éteignit la lumière et tendit la main vers le téléphone. Mais il arrêta son geste, il appellerait plus tard. Oui, plus tard, ou demain. Il n'y avait pas d'urgence.

***

Claude aida sa mère à enfiler sa vieille robe de chambre, celle qu'elle adorait, mais qu'elle n'osait plus mettre de peur de vexer sa fille qui lui en avait offerte une neuve pour son dernier anniversaire.

Elle venait de lui parler, de lui avouer, pour la robe de chambre et pour le reste. La tumeur au sein. « Ne t'inquiète pas, ma chérie, à mon âge, un cancer évolue très lentement, et ma décision est prise, je ne veux suivre aucun traitement. Par contre, j'aimerais passer plus de temps avec toi et avec Lilie. Nous pourrions également faire quelques changements dans cet appartement. » Alors sa mère avait parlé de peinture blanche, de lumière, de musique, de télévision. Ces mots que le Colonel avait bannis de son vocabulaire prenaient une dimension de fête dans la bouche de sa maman.

En caressant le velours élimé de la vieille robe de chambre, Claude se rendit compte qu'elle n'avait pas peur, au contraire ; l'avenir, la maladie, les changements, elle avait hâte de s'y atteler, maintenant elle n'était plus seule. Elle sourit à sa mère et la prit par la main pour rejoindre Lilie et Maria. Ce soir on mangeait à la cuisine. En passant devant le buste du Colonel, Louise lui fit un petit signe. Le Colonel n'aurait jamais mangé à la cuisine.