Chapitre XIX
 
     
 
Épisode 087
 
     
 

La pluie semblait s’acharner sur les ruelles désertes. David conduisait prudemment. La lumière diffuse des phares n’arrivait pas à percer l’écran humide de la nuit. Claude ne voulait pas le déconcentrer, alors elle se taisait. Ses yeux suivaient le mouvement des gouttes d’eau qui giflaient le pare-brise.

Malgré ses appréhensions, la vente s’était bien déroulée. Porchet avait été égal à lui-même, infantile et prétentieux. Avant de partir il lui avait glissé : « Je compte sur vous pour surveiller mon nouveau bébé. Je viendrai le chercher demain. » Et il s’était éclipsé. Claude avait soigneusement emballé le Friedrich avec un sentiment d’amertume. Porchet ne méritait pas ce chef-d’œuvre.

La voiture s’engagea dans la rue Sénebier. Le visage tendu, David scrutait la chaussée à la recherche d’une place. Il se gara à quelques mètres de l’entrée de l’immeuble, arrêta le moteur et soupira. Il semblait fatigué et vulnérable. Elle se pencha vers lui et lui demanda de monter un moment. Elle ne voulait pas qu’il rentre seul dans la nuit avec ce déluge. C’était dangereux. Alors elle lui caressa le visage. Sa peau était douce et chaude. Elle s’approcha, plus près, pour toucher son corps, pour sentir son souffle frôler sa joue, pour voir ses lèvres murmurer son nom, pour s’abandonner dans les bras de cet homme qu’elle osait enfin aimer. Ils restèrent plusieurs minutes enlacés. La pluie les rendait invisibles. Naufragés des temps modernes, ils voguaient au hasard d’une histoire qui venait de commencer.

C’est le froid qui les sortit de leur torpeur. Ils coururent jusqu’à l’entrée sans prendre la peine d’ouvrir le parapluie. Lorsque la lourde porte se referma sur eux, ils éclatèrent de rire. Ils étaient trempés. David saisit la main de Claude et l’entraîna dans les escaliers.

L’appartement était plongé dans la pénombre. Seul le salon était illuminé. En arrivant dans l’immense pièce, ils surprirent Louise en train de mettre une bûche dans la cheminée.

– Maman, tu n’es pas encore couchée ?

– Non, je t’attendais. Nous avons passé une soirée merveilleuse et je voulais t’en parler.

David fit mine de s’éloigner.

– Restez David, je suis heureuse que vous soyez là.

La pièce sentait le sapin chaud, ce bois qui brûle vite en éclaboussant l’âtre de ses étincelles. C’était la première fois que la cheminée fonctionnait depuis la mort du Colonel. Enfant, Claude adorait s’occuper du feu, elle aimait voit surgir la première flamme dans les boulettes de papier journal. Une flamme verte qui s’étirait avec grâce puis enveloppait le petit bois. Elle restait des heures à contempler les braises. Le Colonel lui racontait des histoires de bataille, de guerres lointaines qui n’avaient jamais existé. Il parlait de la force du feu, une force de vie et de mort.

– C’est Aurélie qui a voulu faire un feu. Après le repas, nous nous sommes installées ici. J’avais froid, alors elle est allée me chercher une couverture. En revenant, elle a posé la couverture et m’a tendu une corbeille remplie de bois en m’indiquant la cheminée. J’ai hésité. Depuis la mort de Paolo, le feu sous toutes ses formes a été banni de notre maison. Je ne voulais pas déclencher des souvenirs douloureux. Mais elle a insisté. Alors je l’ai allumé. Aurélie s’occupait du bois. Nous sommes restées toute la soirée assises près du foyer. Je lui ai raconté les histoires du Colonel, celles que tu aimais entendre.

Claude écoutait, subjuguée par la voix mélodieuse de sa mère. Cette mère malade qui allumait des feux. Cette mère qui lui parlait d’une petite fille qui aimait les histoires, comme toutes les autres petites filles.