Chapitre XXIII
 
     
 
Épisode 102
 
     
 

Il posa sa canne et s’assit sur son rocher, face à la mer.

Suspendu au-dessus de l’horizon, le soleil hésita, comme s’il était encore trop tôt ou déjà trop tard pour disparaître. Pas un souffle ne venait troubler la surface de l’eau. Le soleil allait bientôt se coucher, mais la mer était déjà endormie.

Edouard aimait ce moment. La nature se laissait aller, elle se donnait en spectacle. Des traînées rouges, oranges mauves s’étirèrent dans le ciel comme pour retenir les derniers éclats de lumière. Tapie dans l’ombre des nuages, la nuit attendait, elle n’était pas pressée. Son heure viendrait, bientôt.

Edouard sortit le journal de la poche de sa redingote. A force d’être manipulé, le papier était devenu poisseux. Poisseux et fripé, comme une vieille peau restée trop longtemps au soleil.

Il l’avait pris pour le jeter dans la mer. Inutile de se détruire en lisant et relisant cet article. Il détestait ces images qui venaient le perturber, ces souvenirs enfouis dans la mémoire de son autre vie qui menaçaient de refaire surface.

Malgré lui, il déplia le papier et ses yeux rencontrèrent ceux de Florence. Elle était si belle. Ses doigts caressèrent le visage glacé qui souriait à un homme élégant. Dès le début de leur relation, il avait su qu’il devrait partager. Mais il n’avait pas pu. Florence lui appartenait.

Edouard détourna les yeux du journal et fixa l’horizon. Une petite brise s’était mise à souffler sur la mer immobile. L’eau s’agita dans les lueurs du crépuscule. La marée montait, il ne devrait pas tarder à rentrer.

Il ferma les yeux et se laissa envahir par les rumeurs du soir. Depuis son arrivée sur l’île, il vivait au rythme de la nature, guidé par son maître. Caspar David Friedrich avait vécu ici, il avait parcouru les mêmes sentiers, s’était assis sur les mêmes rochers. Edouard se sentait en symbiose avec son univers mélancolique. Rügen, cette petite île naufragée de l’Atlantique lui avait offert une nouvelle vie, il devait en être digne.

Il y avait dix-huit mois, le jour de l’accident, le destin l’avait épargné en l’éjectant de la voiture avant l’explosion. Pourquoi ? Il n’avait rien demandé, il était prêt à mourir. Pourtant, lorsqu’il reprit connaissance il était bien vivant, les buissons avaient amorti le choc. A quelques mètres de lui, un homme couvert de sang pleurait en serrant un corps dans ses bras. Edouard voulut l’appeler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Alors il rampa vers un arbre pour se protéger de la pluie qui s’acharnait sur ses blessures. Il n’avait pas mal.

Il devait être mort mais il ne le savait pas encore.

Les sirènes le tirèrent de sa torpeur. La police. Ils venaient le sauver. Non, il était trop tard pour le salut. Ils allaient l’enfermer dans une prison, pendant des années. Alors il sentit l’odeur du feu. Les flammes voulaient l’achever, mais il ne se laisserait pas faire. Il enleva ses habits, ses chaussures et les jeta dans le brasier. Il devait faire vite. Sa jambe lui faisait mal. En fuyant, il posa son porte-feuille loin du feu pour que la police le retrouve intact.

La pluie le rendait invisible. Lorsque le premier gyrophare émergea, Edouard avait disparu, il était mort, personne n’aurait pu survivre à un choc pareil. C’est ce que les flics diraient, c’est ce que le pasteur croirait.

Pendant trois jours, il erra dans la campagne. Il se réfugia dans une ferme isolée où il trouva vêtements et nourriture. Après avoir repris des forces, il contacta Porchet. Il avait besoin d’argent, c’était le moment de réclamer sa part. D’abord Porchet crut à une mauvaise blague, mais bientôt il comprit qu’Edouard était bien vivant. Sale histoire. Porchet s’était cru débarrassé de ce personnage associé à son côté obscur, mais il se trompait. Edouard réclamait sa part et Porchet allait la lui donner.