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Chapitre XXIII |
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Épisode 103 |
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Il avait commencé à trafiquer avec Porchet juste après la mort de Paolo. Porchet était alors chef de la brigade criminelle. Il était venu plusieurs fois à la galerie, pour les interroger. Mais ce n’était pas Paolo qui l’intéressait, c’étaient les tableaux. Porchet lui avait raconté qu’il peignait dans sa jeunesse, mais son père n’avait que faire d’un artiste, et il l’avait obligé à devenir policier, comme tous les hommes de la famille. Porchet avait obéi à son père. Il avait délaissé les pinceaux pour l’arme de service. Pourtant, il aimait toujours les beaux tableaux, il avait l’âme d’un collectionneur. Malheureusement, son salaire de flic ne lui permettrait jamais d’assouvir sa passion, inutile de rêver. Pourtant, Edouard lui avait permis de réaliser ses rêves. Le trafic de faux tableaux s’était révélé sans risque et extrêmement lucratif. Mais, au fil des années, Porchet devint gourmand, il délaissa les œuvres mineures et commanda un Cézanne à son faussaire. Le tableau échappa à l’œil averti des experts et se vendit plusieurs millions. Sa retraite était assurée. Le jour de la vente aux enchères, il avait donné rendez-vous à Edouard dans le parc. Porchet l’attendait à leur place habituelle. Edouard était en retard, il venait de tuer Richard Fortis. En s’asseyant sur le banc, il frotta ses mains sur le bois verni pour enlever les traces de poudre. Une épine se planta dans sa paume et une goutte de sang atterrit sur son pantalon. La tache sombre s’élargit puis disparut, absorbée par les fibres du tissus. Edouard redressa la tête et essuya la buée de ses lunettes. Le brouillard qui s’étalait sur le parc le rendait vulnérable. Il n’avait pas hésité à tirer sur Fortis, pourtant il n’en ressentait aucun soulagement, comme si sa vie lui échappait. Porchet ne remarqua pas son trouble, d’ailleurs, il ne remarquait jamais rien. Il parlait de son avenir. La vente du Cézanne lui permettrait de vivre confortablement pendant plusieurs années, il était fatigué d’assumer son rôle de politicien, il aspirait à la retraite. Alors Porchet en était venu au motif de leur rencontre. Il voulait négocier le prix du Friedrich. Mais Edouard refusa de le brader. Finalement, ils se mirent d’accord pour six cent mille francs. Porchet voulait s’offrir un chef d’œuvre, pour une fois, il allait le payer. Edouard sourit en pensant à Porchet. Il l’imaginait allongé sur son canapé en velours saumon, contemplant les reflets jaunes du crépuscule sur les vagues de la mer du Nord. Friedrich excellait dans ses marines, sa peinture ne représentait pas la nature, il la rendait vivante. Oui, un tableau magnifique, unique, qui reposait sagement dans une banque à l’étranger en attendant qu’il vienne le chercher. La copie était grossière et prétentieuse, à l’image de son nouveau propriétaire. Edouard n’aurait jamais vendu son tableau préféré. Il était mort en martyr. Porchet s’était arrangé pour étouffer l’enquête de la police scientifique. Les spécialistes du laboratoire n’avaient pas posé de questions, on ne discutait pas les décisions d’un conseiller d’Etat. Seul l’inspecteur Morales avait insisté, exigeant les rapports d’analyses. Mais Porchet l’avait dirigé sur une autre affaire. Pour tout le monde, Edouard était mort dans un accident provoqué par son kidnappeur, un certain Raoul, un voyou qui n’avait pas hésité à tuer Richard Fortis pour lui voler sa voiture. Le troisième homme, comment s’appelait-il déjà ? Norbert. Ah oui. Norbert avait eu droit à quelques lignes dans un article en quatrième page. On vantait sa générosité, son esprit de camaraderie. Mais la banalité de sa petite vie n’intéressait pas le public. Porchet avait organisé sa fuite sans poser de questions. Edouard était mort, et il ne voulait surtout pas risquer de se faire voir avec un fantôme. La pénombre glissait sur l’eau comme un nuage de tristesse. Les dernières lueurs du jour s’accrochaient aux rochers, déterminées à ne pas se laisser happer par la nuit. Edouard frissonna. Un vent froid s’était levé. Autour de lui, l’eau s’agitait comme pour l’encourager à raconter une histoire. Une histoire de passion et de haine. Il ne s’était pas méfié de Paolo. Pourtant, il connaissait Florence et son attirance pour les jeunes hommes. Il avait découvert leur liaison un soir, chez Claude. Pendant le repas, sa serviette était tombée, il s’était baissé pour la ramasser. Sous la table, il surprit une jambe fine se tortiller pour se débarrasser de la sandalette à talon aiguille, puis s’enrouler autour de la jambe poilue de l’homme. Il se souvenait des chaussettes à losanges vert et bleu marine écartées par le pied insistant de la femme. Des chaussettes qui laissaient entrevoir une cheville blanche et osseuse. Sous ce bout de chair obscène, un mocassin noir parfaitement ciré gisait, immobile. Il mit un moment à comprendre que la jambe brillante, impudique, gourmande appartenait à sa femme. Alors, il ramassa prestement sa serviette et se rassit. La haine qui inonda son être le plus profond le terrorisa, puis le ravit. Il était vivant. Edouard Maudet, le petit collectionneur un peu mou, était encore capable de ressentir de la passion. Florence lui appartenait. Il l’avait choisie et placée au centre de sa vie. Paolo avait osé s’immiscer dans ce tableau pour lui voler sa muse, il allait le payer très cher. Les pilleurs méritaient la peine de mort. Pendant trois mois, il s’était fondu dans la routine de Paolo. Il voulait connaître le moindre recoin de la vie de son ennemi pour le surprendre dans son quotidien. Florence ne se douta de rien. Au contraire, les absences fréquentes de son mari l’arrangeait. Elle ne lui posait jamais de questions, elle attendait qu’il reparte pour son prochain voyage. Mensonges et vérités se confondirent. Il était ballotté entre le désir de conclure cette mascarade et l’envie de prolonger l’excitation qu’elle lui procurait. Un soir, il vit Florence sortir du motel en pleurant. Ses larmes le décidèrent, Paolo mourrait le lendemain. Edouard avait tout prévu, sauf la petite fille. Il se souvenait de la colère qui l’anima quand il la vit. Cette gamine n’avait rien à faire là. Furieux, il menaça de la tuer si elle parlait. A partir de cet instant, Aurélie s’était tue. Edouard n’avait pas voulu la terroriser, il voulait juste lui faire peur. Mais il ne connaissait rien aux enfants. La présence de la petite fille l’avait contrarié, pourtant il n’était pas inquiet, la cagoule et la salopette noire le rendaient méconnaissable. Le meurtre de Paolo le purifia. Mais, lorsque Florence lui annonça sa grossesse, il sentit le souffle glacé d’une gifle s’écraser sur son cœur. Paolo se vengeait en lui imposant son bébé. Quelques semaines plus tard, une fausse couche mit fin à ses tourments, son sacrifice était récompensé. Les mois qui suivirent, il dorlota Florence, la perte du bébé l’avait fragilisée. Puis, tout rentra dans l’ordre, elle jeta la robe qu’elle avait commandée pour sa grossesse et ne parla plus jamais d’enfant. Le moment était passé. Et bientôt elle serait trop vieille pour y songer. |
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© Cousu Mouche, 2007-2008, tous droits réservés. |
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