La Terrasse des oubliés

C’est une minuscule terrasse coincée entre le trottoir et l’angle du bistrot. Il n’y a de place que pour deux tables en fer, un banc, une ou deux chaises. Ombragée du printemps à l’automne, ceux qui s’y attablent, négligeant la grande et belle terrasse ensoleillée bordant l’avant du bistrot, risquent bien de ne jamais voir arriver leur bière ou, dans le meilleur des cas, de ne jamais avoir à la payer. Elle porte bien son nom, la terrasse des oubliés.

Dès les premiers beaux jours, dès les premières tables sorties de la cave et dépoussiérées, c’est là qu’Arthur s’installe, dos au mur, son bloc-notes sur les genoux. On l’a nommé Arthur bien avant que ce royal prénom ne soit à la mode. Il lui a valu, durant toute sa jeunesse, les sobriquets des populations scolaires et universitaires fréquentées. Peu enclin à la réplique, ni à tout autre forme de communication d’ailleurs, Arthur s’est contenté de fermer les portes et de s’installer dans un monologue intérieur.

Poète, un peu artiste, il occupe à présent un poste de bibliothécaire où il se rend très tôt le matin pour en repartir très tard le soir, soucieux du seul bien-être des lecteurs, de la rigoureuse tenue du fichier, des ouvrages, et des catalogues d’éditeurs.

À neuf heures, chaque matin où la météo le permet, Arthur commande un café noir à la terrasse des oubliés. Il ne lit pas, pendant cette pause, il lit tout le reste du temps. Il dessine sur son bloc, il rêvasse, il regarde les gens passer. Il a grandi en silence, maintenant il vit en silence. Et seul.

Les matins se suivent et se ressemblent. En hiver il occupe un bout de banquette à l’intérieur du bistrot, à la belle saison c’est la terrasse des oubliés. Les années passent sur le reste du monde mais pas sur lui, Arthur reste égal à lui-même.

Un matin, elle est apparue. Longtemps encore après cette rencontre, Arthur s’est demandé ce qu’il y a bien pu avoir de différent, ce jour-là, de tous les autres jours. A-t-il perçu, dès l’aube, un je-ne-sais-quoi de plus joyeux dans le pépiement des oiseaux sur son balcon ? La lumière de ce matin-là était-elle particulière, plus blanche peut-être, ou quelque peu scintillante ? A-t-il reçu un signe ? Un gros chat traversant son chemin, un titre singulier dans le journal, un éclat de rire perçu dans le silence de la bibliothèque ? Non, ce jour-là lui apparaît, à distance, à tout point semblable à tous les autres jours. Et pourtant.

Et pourtant ce matin-là elle est apparue. Belle comme une Madone d’un maître italien, irradiant quelque chose d’irréel, une fée égarée dans le monde des mortels, enfin, elle est apparue. Arthur l’aperçoit qui passe devant la terrasse, qui cherche des yeux une table, ne se décide pas, retourne en arrière, revient enfin pour s’asseoir en face de lui, à la terrasse des oubliés, demande du bout des lèvres si elle ne dérange pas, et, enfin, croise son regard. Arthur n’a pas l’habitude que l’on pose les yeux sur lui. Il tourne la tête pour vérifier que ce regard lui est bien destiné, mais derrière lui il n’y a que le mur. Arthur s’est toujours cru transparent, jusqu’à ce regard-là. Elle le regarde doucement, puis commande un café.

Arthur est transformé en statue. Il s’abstient de bouger, ne fût-ce qu’un cil, de respirer, de laisser échapper son crayon, tant il craint que le moindre geste ne la fasse disparaître, ne brise cet instant d’éternité.

Elle bouge sans arrêt. Elle chantonne, remercie bruyamment pour son café, sort un magazine de son drôle de couffin de paille, le feuillette, le repose, soupire. « C’est drôlement joli, ce que vous dessinez ». Arthur ne bronche pas, il n’ose même pas se retourner, encore une fois, pour voir à qui elle s’adresse. « Vous êtes doué, je peux voir ? » Et sans attendre la réponse, elle lui retire le calepin des mains et observe le dessin. Ce matin-là, Arthur a dessiné l’angle d’une fontaine et, en perspective, une enseigne de bistrot. Le trait est net, précis. L’ensemble est posé et respire le calme d’un petit matin. Aucun promeneur ne s’aventure sur son dessin. Elle lui dit qu’elle étudie l’histoire de l’art, qu’elle aime surtout les XVIIIe et XIXe siècles, qu’elle se spécialise dans la peinture et le mobilier ancien. Arthur répond-il quelque chose ? Il n’en sait rien lui-même, il l’écoute. Quelques instants plus tard, elle a disparu, mais elle a vraiment existé car il voit une infime trace de doigt qui a marqué d’une ombre la graphite du dessin.

Ce jour-là, et ceux qui suivent, Arthur est plongé dans une rêverie inhabituelle. Il ne cesse de se repasser le film de cet instant passé avec elle. Quand a-t-elle commencé à parler, qu’a-t-elle dit exactement, et lui, lui a-t-il seulement répondu ? Il passe d’une joie intense – elle lui parle, elle trouve joli son dessin – à une tristesse soudaine – pourquoi n’ai-je donc rien dit, j’ai dû lui sembler si stupide ! Son imaginaire reconstruit chaque séquence de ces minutes-là, chaque pensée en amène une autre, un ricochet de pensées qui se contredisent l’une l’autre. Arthur sait déjà qu’il ne sera plus jamais comme avant. Avant ce matin-là.

Les jours passent et le printemps s’installe sur la terrasse et au-delà. Il n’a plus revu l’inconnue au couffin de paille. Il finit par penser qu’elle était un mirage, un tour de son imagination, qu’elle n’a jamais existé. Et comme il se lève pour reprendre le chemin de la bibliothèque, la voilà qui s’installe en face de lui, avec un sourire, un bonjour, un « qu’est-ce que vous dessinez aujourd’hui ? ». Alors il sort son bloc et lui montre une façade ancienne qu’elle admire aussitôt. « Mais vous partiez, je ne vous retiens pas.. » Alors il range son bloc, la salue et se maudit intérieurement d’être parti si tôt. Les jours qui suivent se passent dans l’amertume et le regret. Elle était là, il est parti, il n’a rien fait pour rester, pour trouver un prétexte. Et quand bien même il l’aurait fait, qu’aurait-il obtenu ? À peine quelques minutes de plus ? Mais des minutes passées avec elle, à bavarder, peut-être se donner un rendez-vous ? Arthur n’a jamais donné rendez-vous à personne, il en est bien incapable. D’ailleurs qui accepterait ? Il faudrait que ce soit elle qui propose, mais cette pensée tient du délire, qu’une Madone avec un couffin de paille lui donne rendez-vous. C’est à lui de proposer, bien sûr, mais elle déclinera, alors à quoi bon ? Autant ne rien regretter, tout est joué d’avance.

Un soir il commence à dessiner son visage sur une page de son bloc. Il a choisi un fusain un peu plus gras que pour les paysages, il veut que le contour soit plus flou, après tout, il dessine quelque chose d’irréel qui ne vit que dans son imagination. Il cerne bien l’ovale du visage, l’auréole des cheveux et le regard précis de quelqu’un qui aime contempler. Le reste ne vient pas et le dessin reste inachevé.

Le lendemain, elle est là, avant lui, il fait un peu frais et elle semble frissonner dans une écharpe mauve. Il a envie de s’enfuir, non, de disparaître à l’instant, mais elle lui fait un signe de la main et il vient s’asseoir en face d’elle. Elle est très volubile, ce matin-là, il dit quelque chose qui la fait rire, mais il ne sait plus quoi, s’il pouvait retrouver ce qui la fait rire ! Elle dit qu’il fait froid pour la saison mais qu’elle reviendra plus souvent parce qu’elle est en période d’examens, qu’elle n’a pas de cours et travaille surtout chez elle.

Arthur se remet à son portrait le soir même. Quand il la dessine, il provoque une rencontre, alors il va continuer à la dessiner, jour après jour. Le lendemain, pourtant, elle ne vient pas, ni le jour suivant mais Arthur dessine. Toujours le même portrait qu’il reprend, ajoutant un détail, puis un autre, dérobés lors de la dernière rencontre.

Et elle revient, et elle rit à nouveau. Et Arthur se met à espérer. Il ne sait pas exactement quoi, mais il espère. Peut-être, si tout va bien, ils pourront marcher ensemble quelques mètres après leur café. Peut-être, si le destin aide un peu, elle lui dira « à demain ». Peut-être, mais il faudrait un miracle, iront-ils un soir au cinéma… Et il dessine, le soir, au lieu de lire, et il ne dessine plus le matin quand elle est là, elle le lui fait même remarquer.

Et voilà qu’il délaisse Brahms et Schubert, et que son oreille s’accroche à des bêtises entendues ça et là, au hasard d’une radio allumée, d’une voiture qui passe toutes fenêtres ouvertes. Proust et Michelet lui glissent des mains, il se surprend à feuilleter des magazines, s’arrête sur des photos de contrées lointaines ou de stars. Et l’été s’approche et il aime la perspective des beaux jours, des terrasses bondées, et des voiles blanches dépliées sur le lac.

Un jour oui, deux jours non, puis encore un jour à passer du temps avec elle, puis elle disparaît et revient avec une petite mine, elle travaille la nuit, baille un peu, et lui explique qu’elle prépare le vernissage d’une expo, « tiens, vous pourriez venir, c’est à deux pas d’ici ». Bien sûr, Arthur n’a pas demandé ni la date ni l’heure, ni même l’adresse exacte. La voir au vernissage d’une expo n’est pas dans le domaine du possible, il lui faut oublier tout de suite cette petite phrase qu’elle a lancée au hasard.

Il se remet à son portrait, un nouveau cette fois, à la sanguine. La couleur ensoleillée convient mieux à son visage radieux et au retour de l’été. Il travaille tard dans la nuit et, pour la première fois, il l’a vraiment captée, c’est vraiment elle qui sourit sur le papier. Et, magie du dessin, le lendemain elle est là et elle lui tend un carton qu’il prend négligemment pour le fourrer dans sa poche. Ce qui la fait rire. « Vous ne lisez pas ? » C’est l’invitation au vernissage.

De nouveau, il la perd de vue, mais il sait quel jour il va la revoir, et ce jour-là, nul besoin de pratiquer le rituel du dessin, elle sera là.

Les jours se traînent, interminables. Et le jour dit arrive, puis l’heure dite. Arthur entre dans la galerie où il y a déjà du monde et il fait déjà chaud. Aucun visage connu, il regarde les tableaux, il sont plutôt non conventionnels, du moins non figuratifs. Des couleurs intenses, de grands coups de pinceaux, il est déconcerté. Il y a un buffet et les gens fument beaucoup, boivent beaucoup. Et soudain elle est devant lui, elle lui dit bonsoir très vite et « je vous présente le peintre ». Et le peintre est à côté d’elle, et il entoure ses épaules de son bras. Ils se fondent dans la foule, il réapparaisse de temps à autre pour saluer, déambuler ça et là. Tantôt il lui tient la main, tantôt il se penche pour poser un baiser sur ses cheveux.

Arthur a longtemps évité la terrasse des oubliés, inventant de savants détours pour ne plus l’apercevoir, même de loin. Puis l’hiver est revenu et il a installé son bloc dans un autre bistrot, plus sombre, moins confortable, un peu déserté. Il s’est reproché très fort d’avoir pu espérer un seul instant. Rien de très précis, pourtant, mais d’avoir espéré. Puis, les années passant, de moins en moins, puis tout doucement.

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Fabienne Slama est née en 1954, à Tunis. C’est là, au lycée français, qu’elle a appris à lire et à écrire. Très bien d’ailleurs, la preuve c’est que depuis, elle n’arrête pas. Vivant à présent à Genève, elle a écrit un roman À Marée haute (éditions faim de siècle et cousu mouche) et met la dernière main à un recueil de nouvelles. Son rêve : écrire des scénarios de séries télé et de films. Tout un programme.

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