La place idéale de Broselide Volpurnet

L’homme en costume gris, ce petit homme à la moustache fine, à l’expression de veau mal assommé au sortir de la camionnette qui le mène à l’abattoir, allait et venait d’un regard consternant entre le curriculum et le faciès de Broselide Volpurnet, tout en faisant nerveusement rouler son alliance trop grande pour ses doigts boudinés :

– Volpurnet ? ! ? Mais ce n’est pas un nom, c’est un sobriquet ! ! ! gloussa en s’étouffant le responsable du personnel entre deux sanglots de rire. Comment voulez-vous que je vous engage comme commis de guichet ? Imaginez vous un seul instant les fortunés clients de notre ancestral établissement de renommée quasi internationale levant les yeux sur votre badge doré, finement ouvragé aux armoiries de notre banque, avec ce loufoque « Broselide Pourpoulain-Mons-Volpurnet » en dessous ? Je ne vous engagerais même pas comme clown à la soirée des enfants du personnel !

Broselide Volpurnet sentait bien que toute sa bonne volonté et le bel habit neuf emprunté à son cousin Josephas Alondret, croque-mort de son état, ne suffiraient pas à convaincre ce rondouillard personnage de sa bonne foi et de ses capacités de gestionnaire. Certes, sa chevelure rousse indescriptiblement anarchique, sa dent manquante et ses lunettes en culs de bouteille n’amélioraient en rien sa prestance, mais on insultait ici le nom des Pourpoulain-Mons-Volpurnet, et s’il n’avait été saoul comme une barrique il en aurait porté ombrage.

Broselide Volpurnet n’avait fondamentalement besoin de rien ; la fortune colossale des Volpurnet amassée au fil des générations grâce au commerce des fameuses pastilles laxatives « Le Fleuve » était en quelque sorte à sa disposition, mais Elisabeth-Joséphine Pourpoulain-Mons-Volpurnet née Bloubard, sa mère adoptive, désirait voir son grand bêta de Broselide se réaliser dans le monde des affaires, devenir un homme et trouver une épouse au lieu d’errer dans les couloirs du château en robe de chambre ; l’oisiveté ne trouvait nulle part sa place sur les armoiries pourtant ridicules des Volpurnet : un bouc à trois pattes, louchant, traversé d’un balai, le tout gisant sans grand bonheur sur un fond bleu turquoise garni de morceaux de saucisse à rôtir rappelant les origines allemandes de ses ancêtres.

Broselide, déçu, s’en retourna à la terrasse du « Bon gésier de Cognac », son repaire, son fief. Ce charmant petit bistrot aux toiles vertes et rouges cernées de fausses briques en plastique bleu avaient deux avantages précieux : il était l’un des cafés qui servaient le Bourgogne Passe-tout-grain du clos Arbossoire 1973, son préféré, et Mireille Pinchard, incroyable Mireille, l’amour inavoué et secret de sa vie, était la serveuse de ce lieu où il venait passer ses après-midi quand le soleil daignait poindre le bout de son nez et qu’il s’était enfin décidé à troquer sa robe de chambre pour l’un de ses deux complets verdâtres élimés.

Avant toute chose et pour éviter de se disperser dans d’infructueuses directions, Broselide Volpurnet s’enquit du menu. En effet, il lui semblait évident que rien ne servait de courir les offres et les places vacantes le ventre vide. Broselide avait la certitude qu’une fois la panse emplie des merveilles de la cuisine du « Bon Gésier de Cognac », la chance lui sourirait. Il fallait positiver et oublier ce faquin matinal, cet abruti bancaire au cheveu gras et au sourire carnassier qui n’avait su déceler en lui les qualités inestimables de la lignée des Pourpoulain-Mons-Volpurnet, même si Broselide n’était en fait que le fils d’une des jeunes filles de maison que le comte Eustache avait dû reconnaître et adopter sous la menace d’une révélation à la presse, ce qui aurait peut-être nuit au commerce alors florissant des pastilles laxatives « Le Fleuve », fleuron de la production des entreprises pharmaceutiques Pourpoulain-Mons-Volpurnet.

Afin de mieux discerner et analyser toutes les subtilités de la carte des mets ,et pour célébrer comme il se doit l’arrivée de Roger La Mite et de son frère Benoît La Mite dit « La Fraise », compagnons d’absorption éthylique de Broselide, il fut convenu de commander un bon litre du précieux Passe-tout-grain et de lui faire honneur sans tarder. De débat en débat, de vociférations en beuglements, d’apologies en médisances, en silences admiratifs au passage de la merveilleuse Mireille Pinchard, l’heure tournait, et c’est à quelques minutes de la clôture de la cuisine qu’ils se décidèrent pour un gigantesque plat de moules à la provençale servies avec de petites pommes de terre, le tout accompagné d’un blanc de pays tout à fait honorable.

À l’instar de Monsieur Piccard qui fit le tour du monde en ballon, nos compères refirent le monde autour d’un ballon, voire même de plusieurs ballons en fait. Les bouteilles se succédèrent sur la table à la vitesse d’un bon attelage et ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’ils se décidèrent maladroitement à lever le camp après avoir apporté maintes solutions d’une logique à toute épreuve à l’ensemble des problèmes terrestres, mais surtout au plus crucial de ceux-ci : l’écoulement du stock des invendus des vignobles de Bourgogne.

Il fut décidé, au vu de l’état d’épuisement général provoqué par la teneur des débats, de remettre au lendemain les recherches indispensables à la réalisation de la vie d’adulte qui s’offrait à ce personnage sans âge apparent ; Broselide Pourpoulain-Mons-Volpurnet.

Volpurnet s’était donc levé, non pas de bon matin, certes, juste un peu plus tôt que d’habitude, aux environs des quatorze heures. Un copieux petit déjeuner accompagné d’un grand bol de Sancerres l’avait remis de ses émotions de la veille. Il était rétabli dans sa splendeur et dans son importance, bref, il tenait presque debout.

Il déambula jusqu’à la terrasse du « Bon gésier de Cognac » afin d’y trouver l’inspiration et de pouvoir, confortablement attablé, y consulter les journaux. Là, au milieu de ces multiples annonces se trouvait son destin, sa carrière, la place de choix, sa mission. Tant de visions d’avenir lui avaient amené une certaine émotion, directement suivie d’une imperceptible sécheresse du palais.

Afin de ne pas couper court à cet élan, il décida donc de commander un petit litre de Passe-tout-grain, son élixir favori, ce qui en toute logique allait lui conférer la possibilité de maintenir l’élan de bonne volonté qui l’emplissait déjà de bonheur en ce 17 juin, sur la terrasse de son établissement préféré, alors que Mireille se dirigeait vers lui, incroyable Mireille, son précieux breuvage à la main, et que les frères La Mite, précieux congénères, inévitables philosophes des argumentations avinées, tentaient vainement de s’extraire des sièges défoncés de leur vieille Renault quatre-chevaux.

L’instant était magique. Toutes les conditions nécessaires à son bonheur étaient en train de se réunir, comme une grande conjonction, l’annonce d’un instant d’extatisme absolu. Non seulement Mireille se dirigeait vers lui, le sourire ajusté aux lèvres, la diabolique ondulation rivée à ses hanches faisait bouger son corps de déesse dans cette petite robe rouge à gros pois blancs, mais elle tenait l’élixir dans sa main droite. En arrière plan, le sourire édenté des frères La Mite se profilait de chaque coté de Mireille. Broselide faillit défaillir : C’était presque une sainte cène, c’était plus beau qu’un repas de Noël chez tante Lucilie quand la dinde arrivait sur la belle nappe à carreaux rouges et blancs entre les chandelles, plus émouvant qu’une biche à l’agonie dans un dessin animé américain quand les violons se mettent à gémir en chœur, plus important que la lecture des aventures de Onk le rebelle en quadrichromie sous les couvertures de son lit à baldaquin.

– Ben pourquoi vous pleurez m’sieur Volpurnet ?

Elle avait parlé, ajoutant soudainement l’apparition d’un ange que même Dieu eut épousé à ce tableau déjà parfait. Il vivait un moment intense : les frères La Mite lui tenaient chacun une main en lui susurrant des gentillesses malgré leur haleine de cloportes édentés tuberculeux et Mireille lui essuyait les yeux d’un geste d’une douceur infinie avec le petit mouchoir qui lui servait à réajuster son rouge à lèvres. Il aurait voulu mourir maintenant ou figer le temps pour toujours, transformer cet instant en un tableau ou ils seraient réunis tous les quatre pour l’éternité, enfin tous les quatre… Surtout lui et Mireille en l’occurrence, mais le moment n’était pas à ces basses considérations.

Muet de plaisir et d’émotion, il ne pouvait articuler la moindre syllabe et ce n’est que quelques verres plus tard qu’il réussit à trouver la force de présenter ses salutations aux frères La Mite, entre deux halètements égosillés, et ses remerciements à la serveuse Mireille Pinchard, son amour secret de toujours.

Fort de cette révélation soudaine, il fut décidé qu’en guise de cérémonie un dîner copieux devait être englouti, nos trois compères firent le choix judicieux d’un coq aux cèpes, le tout accompagné d’un peu de Passe-tout-grain, bien entendu.

Ils se délectaient des restes fumants de ce précieux volatile lorsque Benoît La Mite, entre deux petits rots, lui demanda :

– Alors donc, de quoi que tu va t’affairer tantôt pour que d’être que tu vas zanfois trouver un p’t’êt’ ben de boulot ?

Broselide avait traduit les éructations postillonnantes de son ami « la Fraise » et se rappela soudainement à sa mission du jour.

– Nom de nom ! voilà ce que j’oubliais ! s’écria-t-il.

Ils s’attelèrent donc à la lourde tâche qui consiste à éplucher les petites annonces d’emploi. Une telle entreprise réclamait une certaine cohésion. Aussi, c’est dans ce pur esprit de camaraderie qu’ils réclamèrent à cor et à cri une bouteille entière de liqueur de cerises pour accompagner le dessert qui précéderait cette tâche administrative ardue.

Une frénésie toute relative tentait vainement de contrecarrer la torpeur induite par la liqueur, si bien qu’à la tombée du jour, après avoir comparé, analysé, disserté et bu presque autant qu’un régiment de Polonais en goguette, un choix de quatre annonces maladroitement découpées par l’opinel de « la Fraise » trônait au milieu de la table parmi les restes de cette expédition immobile au cœur de la dégustation, de la cave et du rôtissoir.

Si la préférence de Broselide allait directement à cette belle opportunité qu’était ce fanfaronnesque « Responsable de la gestion bancaire des fonds étrangers dans les établissements Montreuil, Coussin & Goder », sis à la place des Balanciers-dorés, ses compères ne tardèrent pas à lui faire remarquer que ses précédentes tentatives d’embauches dans la branche s’étaient soldées soit par une cuite mémorable pour oublier la face écarlate de son interlocuteur hurlant de rire à la simple vue de son costume, soit par un échec simple dû à l’heure trop matinale que ces énergumènes de banquiers s’obstinaient à lui infliger en guise d’entretien d’embauche.

Benoît lui aurait plutôt trouvé un bel habit de « Responsable de cave » dans un chais réputé de la campagne, un boulot taillé sur mesure pour ce fin connaisseur prétendait-il, sitôt contrarié par son frère prétendant que « goûter » n’est pas « finir » et que Broselide ne faisait guère la différence entre ces deux expressions, poussant souvent la dégustation jusqu’à lécher le goulot d’un cadavre de verre pour en extraire encore la toute dernière goutte afin de s’assurer de la bonne teneur du produit.

Benoît La Mite rétorqua sèchement à son frère Roger que la position de « Responsable charismatique des ressources humaines au cœur d’une multinationale implantée dans 134 pays » ne correspondait que de très loin aux possibilités de Broselide Volpurnet, malgré toute la bonne volonté que ce dernier noyait dans les délices douceâtres des apéritifs, préparant le moment tant attendu du souper sur la terrasse du « Bon gésier de Cognac ».

La sélection ayant été en partie balayée, il ne restait plus sur la table qu’une annonce. Alors que Benoît La Mite, dans un accès de colère, faisait manger la sienne à son frère Roger, Broselide Volpurnet contemplait la dernière annonce en se grattant maladroitement le nez ; ce petit bout de papier représentait sans doute tout ce que sa mère attendait de lui : gloire, carrière, réussite…

Sa main tremblait en s’approchant de ce petit bout de journal découpé, son esprit vacillait : était-il vraiment fait pour cette vie trépidante ? tenir les rênes d’une entreprise mondiale ? assumer la gestion du personnel d’une grande manufacture ? pourrait-il vraiment s’enfermer dans ce rôle de décideur ? de conducteur de projets ?

Le doute se faisait pesant. Un autre verre de Passe-tout-grain remis un peu d’ordre dans ses idées. Il lui semblait important de ne pas se précipiter, de ne pas brûler les étapes et considérer calmement cette annonce maintenant grasse d’un jet de sauce à salade malencontreusement échappée du plat.

Son destin était en train de se couvrir d’un bout de rondelle de tomate, de rendre son encre en compagnie d’un filet de sauce à l’échalote sur la nappe plastifiée, c’était peut-être un signe : la précipitation nuirait sans doute à l’éclosion de son talent. Il fut décidé de remettre la cruciale décision au lendemain, la nuit porte conseil, mais comme il n’était que dix-neuf heures une petite collation s’imposait, surtout que le cousin des frères La Mite, Jean Tournon, dit Coin-coin venait d’apporter un peu de sa science infuse à cette tablée d’experts en beuglant un « salut les artistes ! » polyphoniquement déraillant à l’attention de ses compagnons de tonneau depuis l’arbuste bordant la terrasse ou son Solex venait de s’arrêter brutalement.

Définitivement, si toutefois leur ami Coin-coin arrivait à s’extraire de son arbuste, la soirée s’annonçait philosophiquement garnie, comme l’est la tête de veau vinaigrette qui allait leur apporter un peu de baume à l’estomac : bruyant engloutissement ponctué de quelques bourdonnements inévitables qui précéderait, une fois de plus, un débat essentiel sur le monde et ce qui l’entoure.

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Jérôme Rosset n’est pas un écrivain sérieux. Il habite Genève où il est né en 1963. Il lui arrive parfois de finir des nouvelles, malgré ce qu’en pense Cousu Mouche. Jérôme Rosset a assumé avec brio et loyauté la fonction de konopsoproctotrype du Comité Cousu Mouche. Il a donné sa démission en août 2006 pour se vouer corps et âmes à l’écriture de loufoqueries. En 2009, il publie aux éditions cousu mouche son premier recueil de nouvelles : Nobles Causes.

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