Ceux de Corneauduc
Deuxième épisode
Chapitre I
Le tavernier, dominé d’une bonne tête par le sieur Luret, soutient son regard sans sourciller. Après tant d’années à la barre de son auberge, il en a vu passer des tempêtes. Surtout venant de ces deux compères. Il faut laisser passer le grain, pliant mais ne rompant point.
D’une main sur l’épaule, Alphagor Bourbier, dit Braquemart, force son compagnon à relâcher sa prise.
– Mais calme-toi, foutredieu ! Morrachou ne parle que pour dire de dire. Il n’est pas de tout le bourg femme plus vertueuse que la tienne, puisque même à moi elle se refuse. Mais les rumeurs s’échinent à ternir sa réputation et à te faire plus cocu qu’aurochs. Il est vrai que les apparences se jouent des sots. Brun de poils et blanc de peau tel que je te vois, ta dernière-née blonde comme blé et tes jumeaux plus noirs que maures ont de quoi faire les gorges chaudes. Heureusement, sur ton aîné, aucun doute ne peut subsister puisque aussi bien a-t-il ton nez en trompette qu’il semble avoir ton génie : à treize ans toujours aux langes, parlant aux anges et aux souris, plus benêt qu’âne et dont on ne tirera jamais rien.
– Tu parles de mon sang comme on parlerait d’une bourrique ?! Fieffé coquin ! Toi qui grâce à ma meule et à mon œil tranches les gorges et plantes le fer dans les ventres fâcheux, hérétiques ou jaloux ! Si mon aîné pisse à la couche, c’est parce que tu lui brames paillardises qui lui font frémir l’âme de ta voix de crécelle infernale. Il n’est tant point bête qu’un jour il reprendra boutique ; je t’en fais serment avant de te fracasser ce tabouret sur le chef !
Gobert Luret, plus volontiers nommé Ventrapinte, saisit ledit mobilier et le fait tournoyer au-dessus de sa tête, les joues menaçantes, le front offusqué. Malgré ses yeux teintés de houblon, il ne fracasse nul crâne avec l’arme qu’il tenait jusqu’alors à l’abri sous son cul et surtout pas celui de son fier et preste compère qui se dandine, la jambe frivole, à deux mètres de là, tout en interpellant l’aubergiste :
– Alberguier ! Profite bien de ce que sa colère me soit maintenant destinée pour nous emplir chopines.
Puis s’adressant à la cantonade et un ton plus haut : « Et que celui de vous qui n’a jamais touché la femme de mon ami lui paie la première bière. »
Le silence retombe dans la taverne alors que tous les convives contemplent le fond de leur godet. Braquemart, les mains sur les hanches, toise l’assemblée d’un air dédaigneux, une once de malice au fond des yeux.
– Comment ? Pas un seul gentilhomme pour offrir à boire au sieur Luret ? Par ma barbe, mon pauvre Gobert, il faut en croire que tu es encore plus cocu qu’il n’appert !
Gobert Luret se rassied dignement après avoir laissé traîner un regard lourd de suspicion sur la salle. Le tavernier apporte discrètement deux grandes chopes emplies à ras bord de bonne bière tiède et mousseuse. Les posant sur la table, il ajoute d’un ton de conspirateur : « Ça, c’est offert. Ma femme écoutait de la cuisine. Alors, vous comprenez. ».
Les deux compagnons se retrouvent front contre front, humant la mousse houblonneuse comme des affamés s’apprêtant à faire gras. Leur voix n’est plus que murmure...
– Bougremissel ! Nous aurions dû défourailler ! Exposer une colère plus flamboyante encore à tous ces benêts ! Regarde donc, Braquemart, comme ils y croient... Un cri de plus et l’on nous offrait pitance !
Ils vident leur chope le coude léger, s’essuient le mufle non sans éructer. Comme l’aubergiste ne semble plus les voir, ils mugissent une ire nouvelle... Et sur l’instant, deux grosses chopes viennent prendre la place de leurs ascendantes. |