Ceux de Corneauduc

Cinquième épisode

Chapitre II

– Ma mère avait certes la cuisse agile, mais jamais elle n’eut accepté qu’un insecte tel que toi ne l’enconne. Elle avait de l’envie mais surtout du goût ; elle t’eut rendu bombances à la figure si tu avais osé l’approcher à moins de trente pas.

La voix d’Eustèbe se fait entendre derrière les gardes qui dissimulent sa chétive silhouette à l’assistance.

– Il suffit Bourbier ! Ou je vous fais engeôler sur-le-champ.

– Tu n’oseras pas. Le Duc sait qui je suis.

Eustèbe Martingale fulmine. La colère lui siffle entre les dents en aigus déplaisants.

– Oui. Le respect dû à votre prétendue croisade. Elle vous sert cette croisade, elle vous dispense de taxes et vous autorise même l’outrecuidance. Mais lorsqu’on saura au château que votre glorieux passé n’existe que par votre bouche, nul ne s’opposera plus à ce que je vous châtie comme il se doit. Craignez ce jour-là, Bourbier, craignez mon châtiment !

Braquemart finit sa chope d’un trait, la pose durement sur la table et s’assied. Gobert, inquiet, regarde son ami à la dérobée se demandant laquelle de la colère ou de la crainte est la cause de ce tremblement imperceptible, de cette légère crispation, qui altère les traits du chevalier. Il est connu publiquement qu’Alphagor Bourbier de Montcon avait connu destinée de héros. En Italie, il avait marché sur Naples pour le bon droit du Roy. Plus tard, il avait suivi le preux Tristan de Prosac en terres infidèles. Constantinople aux mains des Ottomans, Prosac n’avait pu le tolérer. Vêtu de la chrétienne bannière, il s’en était allé avec trois poignées d’hommes hisser bien haut l’honneur de Jésus Christ. Il n’en était point revenu. Et, si l’histoire ne crut bon de retenir la débâcle du grand homme, les chœurs du royaume chantaient ses louanges, surtout dans le Duché de Minnetoy-Corbières où vivait le seul rescapé du carnage : Alphagor Bourbier de Montcon, dit Braquemart d’airain.

Excellent conteur, maîtrisant l’art de la rhétorique et le sens du récit, illustrant son propos de moult gestes et galipettes, Alphagor peignit de ses mots des fresques, des tableaux de contrées lointaines et les mœurs des maures avec tant de verve colorée et de nuances qu’il s’attira incontinent la sympathie du couple ducal et, de ce fait, la jalousie de toute la cour. On décida même de lui verser une petite rente pour services rendus au pays. On lui donna un bout de terre à l’autre bout du Duché et on lui fit grâce de tout impôt, dîme ou gabelle. Par la suite, on le vit écumant toutes les auberges et toutes les tavernes, racontant ses aventures aux badauds, avec toujours plus de détails, en échange d’un plat ou d’un pichet. Peu se rappellent encore du Bourbier fils de Jeanne et personne n’a jamais tenté de savoir où pouvait bien se trouver Montcon. Le bourg avait son héros et c’est tout ce qui lui importait.

Mais Eustèbe Martingale ne vient pas pour en finir avec Braquemart ni pour rappeler taxes à Morrachou. Sa voix se fait plus insidieuse car l’affaire qui le préoccupe tracasse le Duc depuis trop longtemps et travaille l’appétit de tout le château.

Les terres de chasses de sa seigneurie ne sont point vierges de manants. On y rapine le lièvre et le faisan sans droit ; on offense Dieu en ôtant la noble chair de la bouche du suzerain. On braconne. On chasse Corneauduc comme disent les plus ardentes canailles du Duché qui, enfin, retiennent leur souffle.

Martingale promet un garde derrière chaque arbre, des poursuites, des échauffourées, des bastonnades, et le gibet dans la cour d’honneur si cela ne devait pas suffire. Le Duc ne sera plus cocufié d’une patte de cerf ou d’un groin de marcassin – les yeux de Martingale étincellent de flammèches maladives et inquiétantes. Avis aux intrépides qui oseraient encore prendre forêt dans les terres du Duc.

Eustèbe Martingale se drape dans une dignité absente et, nu de noblesse, s’en va à petits pas, sûr d’avoir semé une terreur sans égale.

À la taverne du Sanglier Noir, le silence des aurores saintes succède aux joyeuses fanfaronnades. Tous les braconniers du village se regardent les mains. Et ceux qui ne vivent pas Corneauduc, mais ne se privent pas de troquer qui une selle qui un jarret contre un petit service, craignent que leurs coupables amitiés ne les associent à la bastonnade promise.

Gobert Luret se penche vers Braquemart et murmure :

– Faudrait voir à relever nos collets !

 
 

Nos héros se feront-ils prendre en flagrante braconne ?
Les papous pas gentils ont-ils beaucoup d’amis ?
Avez-vous songé aux représailles ?
Grand-mère aimait-t-elle la soupe aux orties ?
Le prochain épisode a-t-il disparu ?