Ceux de Corneauduc
Septième épisode
Chapitre III
Mais les chemins ont tendance à s’allonger lorsque les jambes se font pesantes, que le cul n’a plus vu tabouret et les lèvres chopines depuis trop longtemps. C’est comme si la nuit tirait carcasse vers le sol. Dans la forêt du Duc, deux silhouettes débattent maintenant plus qu’elles n’avancent.
– Je m’assèche la glotte à te répéter que c’est plus avant, Gobert. Cesse d’ainsi traîner la patte, nous allons nous faire prendre.
– C’est certain, si tu continues de couiner comme goret. Je connais cette forêt mieux que ma propre bourse et j’y ai posé cent fois plus de collets que le fier Braquemart de Montcon n’a tranché de gorges ennemies. Même par nuit noire je m’y retrouve comme dans la culotte de ma femme.
– Avec tous les gaillards que tu y croises pour t’indiquer chemin...
– Ferme-ça, Alphagor ! D’ailleurs voici le grand frêne. Travaillons prestement.
Et les yeux de Gobert s’illuminent dans la nuit. – Regarde ces lièvres, Braquemart, nous avons fait moisson !
– Chut !
– Comment ça chut ?
– Chut, tas de cochonnaille sans cervelle ! Je t’ai dit chut !
La main de Braquemart se crispe sur le fourreau. Gobert comprend alors qu’il n’est plus temps de chercher noise ; ce que Braquemart a ouï n’est sans doute point dû à ces fantômes qui naissent en forêt lorsqu’on a trop bu où lorsqu’on laisse ses peurs d’enfants remonter dans les chairs.
Gobert fait silence. Et il entend des pas. Un souffle et des pas. – Un espion de Martingale sans doute...
Les yeux de Braquemart cherchent en vain à déchirer la nuit. – Il y a quelqu’un, il y a quelqu’un tout près d’ici.
Gobert avise une souche, l’arrache de terre et la maintient avec peine au-dessus de son crâne. Il s’adosse au grand frêne, vacillant sous l’effort. – Je ne sais qui nous espionne ! Mais un bon coup de cette massue que je viens astucieusement d’inventer et je te jure qu’il entendra sonner le tocsin jusqu’à la Toussaint.
– Chut t’ai-je dit, malheureux !
Dans la nuit, même les murmures portent loin. Les pas se rapprochent. Et la lune traîtresse se glisse soudain à travers les feuillages, faisant miroiter l’épée de Braquemart. La silhouette avance de deux pas dans la lumière comme si elle ne craignait pas la lame ni la présence du prétendu chevalier.
Adossé au tronc, Gobert sue sang et eau pour ne point lâcher la lourde souche. Ses bras ploient, les veines de son front gonflent sous la peau. Il ne peut s’empêcher de geindre. Et puis le temps s’arrête. Plus personne ne bouge. – Montrez-vous mon galant, siffle une voix frêle, une voix de femme.
Interloqué, Braquemart cherche le visage de Gobert qui n’entend rien, qui ferme les yeux et tremble sous le poids de son fardeau. On dirait qu’il fait crotte de pierre se dit Braquemart, mais il n’est plus temps de rire.
Un pas encore... – Seigneur Dieu ! Monsieur de Montcon.
Le visage de la femme se dessine dans la nuit. – Duchesse !?
– Han !
Plonk ! Boum ! Et replonk !
Gobert n’a pas raté son but. La souche est tombée tout droit sur la tête de la Duchesse qui, sans même un cri, s’en est allée rejoindre la contrée des songes. – Foutredieu ! Museau d’âne ! Tu as trucidé la Duchesse !
– La Duchesse ? Où ça la Duchesse ?
– Là, sous ta souche !
– La Duchesse ? Mais comment ça la duchesse ? Où est passé, l’espion, le renégat, l’homme de Martingale ?
Éclaire-moi, Braquemart, ma pauvre tête n’y comprend plus rien.
– Il n’y a pas d’espion ! Mais je n’y comprends Dieu rien moi non plus ! Que fait-elle donc en forêt à pareille heure ?
Il s’agenouille auprès de la Duchesse, prend sa main. – Elle est vivante ! Je lui sens le cœur sous la peau.
– Je préfère ça. Rends-toi compte, nous aurions été pendus.
– Nous allons être pendus, bougre d’ahuri ! Elle m’a vu.
– Elle ne va point s’en souvenir. Un coup de souche pareil, c’est un coup à tout oublier depuis naissance...
– Je l’espère, mon brave Gobert, je l’espère...
Et la forêt s’emplit d’aboiements et de cris. Les torches flamboient dans une clairière voisine, forment comme un arc de feu et s’avancent en direction du frêne et des braconniers. La voix de Martingale résonne comme une petite pluie de novembre. – Encerclez-moi ces gredins, ces pillards, ces gibiers de potence ! |